La Femme immortelle

Chapitre 35

 

 

– Mais qu’est-ce donc que cetteJanine ? répéta la jeune femme en fascinant d’un sourire lemargrave aux trois quarts enivré déjà par les vapeurs del’opium.

– Une femme que j’ai aimée, dit-il.

– Était-elle plus belle quemoi ?

– Oh ! non…

– Et il y a longtemps de cela, n’est-cepas ?

– Oui… oui… bien longtemps.

Son rayonnant visage s’assombrit tout àcoup :

– Je suis jalouse, dit-elle.

Il protesta par un geste :

– C’est vous que j’aime, fit-il, et puisJanine est morte…

– Vrai ?

– Je vous l’affirme.

– Alors pourquoi… tout à l’heure…avez-vous cru que j’étais cette même Janine ?…

– Pardonnez-moi… votre masque… unehallucination…

Elle lui ôta des lèvres le tuyau dunarghilé.

– Vous avez assez fumé, dit-elle. Voyons,parlons de nous. Ainsi vous me trouvez belle ?

– Comme les anges ne peuvent l’être.

– Et vous me ferez princesse ?

– Oh ! certes.

– Quand ?

– Mais le plutôt possible… demain…aujourd’hui… si vous voulez… il faut faire venir un prêtre,balbutia l’amoureux vieillard.

– Mais je ne suis pas chrétienne,dit-elle, je suis une fille de Mahomet.

– Cela m’est bien égal, répondit lemargrave, je suis si peu chrétien moi-même !

– Ah !

– Je ne crois même sérieusement qu’audiable. Mais, enfin comment nous marierons-nous ?

– J’ai amené un prêtre de mareligion.

– Un muezzin ?

– Oui, et dès demain matin, si vousvoulez…

– Certainement, certainement, balbutiaitle margrave, que l’ivresse de l’opium étreignait de plus enplus.

Elle était tout près de lui, et les bouclesluxuriantes de sa chevelure effleuraient son visage.

Ivre d’amour, ivre d’opium, le margraveéprouvait en ce moment une sensation bizarre.

Il lui semblait que ses pieds ne touchaientpas la terre, et qu’il montait peu à peu dans un nuage, vers desrégions éthérées.

– Comment te nommes-tu, reine de moncœur ? dit-il enfin.

– Fatma, répondit-elle.

Elle passa ses bras au cou du vieillard.

– Ainsi donc, dit-elle, tu veux bien demoi pour femme, et je serai princesse ?

– Oui, oui, répétait-il enivré.

– Et quand nous serons mariés,reprit-elle, où irons-nous ?

– Où tu voudras. Mais pourquoi neresterions-nous pas à Paris ? C’est le pays du plaisir et del’amour.

– Non, dit-elle, nous retournerons enOrient, sous mes palmiers et mes sycomores, dans les vastesdomaines que m’ont laissés mes pères.

« Et puis je ne veux pas rester à Paris,ajouta-t-elle d’un ton mutin.

– Pourquoi ? demanda lemargrave.

– Parce que vous penseriez encore àJanine.

Ce nom parut tirer le margrave de sa béatitudepleine de torpeur.

– Janine, dit-il, encoreJanine !

Et il eut un geste d’effroi.

– Que craignez-vous donc, puisqu’elle estmorte ? dit Fatma souriante.

Mais l’effroi s’était emparé du vieillard, etil répétait entre ses dents :

– Je sais bien qu’elle est morte, mais jeme rappelle bien aussi qu’elle prétendait être immortelle.

Et, comme il disait cela, une chose étrangeeut lieu.

Les négrillons, en s’en allant, avaient éteintune partie des flambeaux qui éclairaient le boudoir oriental ;les lampes d’albâtre, suspendues au plafond, avaient pâli peu àpeu, et la pièce se trouvait dans une demi-obscurité.

L’opium aidant, le margrave, qui concentraitson regard sur la divine Fatma, ne s’était point aperçu de cettetransition.

Or donc, tout à coup, le mur, qui se trouvaiten face de lui, se trouva éclairé, tandis que le reste de la salledemeurait dans l’ombre.

On eût dit qu’à l’aide de quelque puissantinstrument d’optique, on projetait sur ce mur une lumière factice,semblable à celle d’une lanterne magique.

– Qu’est-ce que cela ? demanda lemargrave qui fut ébloui par cette lumière.

– Quoi donc ? fit la jeunefille.

– Cette lumière…

– De quelle lumière parlez-vous ?demanda-t-elle ingénument.

– Là… là… dit le margrave.

Et il étendait la main vers le mur.

– Je ne vois rien, répéta-t-elle.

Mais soudain, le margrave jeta un criterrible.

La double ivresse de l’opium et du charme, quela belle créature répandait autour d’elle venait de se dissiperbrusquement.

Le margrave s’était levé pâle,frémissant ; il étendait les mains vers le mur.

Tout son corps était en proie à un tremblementconvulsif, tandis que ses lèvres crispées laissaient échapper unnom :

– Janine !

En effet, devant ce mur éblouissant de clarté,un spectre, un fantôme s’était dressé tout à coup.

C’était le spectre d’une femme, et cettefemme, le margrave, n’en pouvait douter, c’était Janine.

Janine étendit la main vers lui, comme pour lemarquer au front d’un signe fatal.

Janine le regardait, comme elle l’avaitregardé du haut de son bûcher, au moment où les flammescommençaient à monter.

Janine avait l’air de lui dire :

– Non, cette créature idéale de beautén’est pas pour toi !

Et le margrave fut pris d’un subit accès defureur et de courage, et tira l’épée qu’il avait au côté,disant :

– Je saurais bien si tu es vivante oumorte !

– Mais que faites-vous donc !s’écria Fatma.

– Je veux tuer Janine, répondit-il. Ne lavoyez-vous donc pas ?

– Je ne vois rien, répondit-elle.

– Là… cette lumière… Devant ce mur. Lavoyez-vous ?

– Je ne vois personne.

– Eh bien, moi, je la vois ! s’écriale margrave.

Et l’épée à la main il se rua sur lefantôme.

Janine ne bougea pas.

L’épée du margrave parut lui traverser lecorps d’outre en outre, rencontra le mur derrière et se brisa.

En même temps un rire moqueur retentit auxoreilles affolées du margrave et les ténèbres se firent autour delui !…

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