La Femme immortelle

Chapitre 22

 

 

Conrad reprit :

– Mon père était dévoué au prince, malgréses crimes et son mauvais naturel.

« D’ailleurs il était devenu son complice dansla mystérieuse existence qu’ils menaient depuis près de deuxans.

« Par conséquent, il ne repoussa point l’idéequ’émettait son maître de retourner en Allemagne, de racheter laprincipauté de Lansbourg-Nassau et de se voir élevé à la dignité depremier ministre.

« Seulement il se permit des objections.

« La première était celle-ci :

« Le coffre d’acier était scellé dans le mur,et il eût fallu plusieurs personnes et des instruments pour l’enarracher.

« La seconde n’avait pas non plus une médiocreimportance :

« La triple serrure du coffre avait été forgéeà Milan au commencement du siècle dernier et il était non seulementimpossible de la forcer, mais encore de l’ouvrir même avec la clef,car elle était pourvue d’un secret que Janine seuleconnaissait.

« Mais le prince n’était pas embarrassé poursi peu.

« – Ne crains rien, dit-il à mon père, jesaurai bien forcer Janine à me livrer son secret.

« Mon père secoua la tête.

« – Vous a-t-elle jamais livré celui de lapoudre mystérieuse ? fit-il.

« Le prince entra en fureur.

« – Nous verrons bien, dit-il ; je lesaurai tous les deux. C’est une affaire de patience, voilà tout.

« Et, en parlant ainsi, le prince avait sonidée, comme vous allez voir.

« Janine était Italienne d’origine ; elleavait un sang brûlant dans les veines, et la passion frénétique,que le margrave lui avait inspirée, en était la preuve.

« Cependant Janine n’aimait plus cet homme,qui l’avait forcée à commettre des crimes.

« Seulement elle subissait sa terrible etfatale influence, lui donnant autant d’or qu’il en désirait, et sesoumettant comme une esclave à ses volontés les plus étranges.

« Il avait exigé qu’elle se servît de sabeauté pour attirer des victimes chez elle, et elle avait obéiencore.

« Là, peut-être, était le secret de cettelassitude pleine de dégoût qui avait remplacé, dans son cœur,l’ardent amour qu’elle avait éprouvé d’abord.

« Pourtant elle avait résisté à ses prières, àses menaces, à tous les moyens de violence ou de séduction qu’ilavait employés pour avoir son double secret.

« – Non, répondait-elle toujours, ces deuxsecrets ne sont pas à moi. Tuez-moi, si vous voulez, mais vous nesaurez rien.

« Il y avait plusieurs mois déjà que lemargrave avait confié ses espérances à mon père, et il n’était pasplus avancé que le premier jour.

« Mais il ne se décourageait point.

« Pareil au tigre qui guette sa proie, ilattendait.

« Qu’attendait-il donc ?

« Vous allez le voir. Janine attirait doncchez elle, de temps en temps, quand ils avaient besoin de sanghumain pour leur infernal creuset, tantôt un petit gentilhomme deprovince, nouvellement arrivé et inconnu encore à Paris ;tantôt un page, un soldat ou un clerc du pays Latin.

« Le malheureux s’endormait, ivre de toutesles ivresses, et ne se réveillait pas.

« Son sang recueilli, le cadavre allaitrejoindre d’autres cadavres dans la Seine.

« Mais, un jour, il arriva que Janine serévolta.

« Son cœur, muet depuis qu’elle n’aimait plusle margrave, parla tout à coup, battit à outrance, et elle se prità aimer un jeune et beau gentilhomme qu’elle avait, comme lesautres, traîtreusement attiré chez elle.

« Quand, à la fin d’une nuit d’orgie, lemalheureux se fut endormi, mon père et le prince entrèrent, commede coutume, armés, l’un, du coutelas avec lequel ils égorgeaientleurs victimes, l’autre de l’aiguière d’argent destinée àrecueillir son sang.

« Alors Janine jeta un cri ; elle se mitaux genoux du prince, elle pleura, supplia, demandant grâce pour legentilhomme endormi.

« Le prince riait comme un démon.

« Janine couvrait le gentilhomme de son corps,elle s’arrachait les cheveux, elle se tordait les mains.

« Quand son désespoir fut arrivé au paroxysme,le prince lui dit :

« – Si tu veux que je lui fasse grâce, dis-moiton secret.

« Janine était vaincue.

« Pour sauver le gentilhomme, elle auraitconsenti à être déchiquetée par lambeaux avec des tenaillesrougies.

– Ainsi donc, interrompit le marquis dela Roche-Maubert, qui essuyait de temps en temps son front quemouillait une sueur glacée, ainsi donc, Janine livra le secret ducoffre d’acier ?

– Oui, monsieur.

– Et celui de la poudre brune ?

– Pareillement.

– Et le gentilhomme vécut ?…

– Sans doute.

Le marquis parlait avec une émotionprofonde.

– Attendez donc, reprit Conrad, je n’aipoint fini. Quand Janine eut livré son secret, le prince luidit :

« – C’est bien. Tu m’as donné une marque deconfiance : je n’en abuserai pas.

« Et il reprit sa vie accoutumée de débaucheset de plaisirs et ne parla plus à mon père de retourner enAllemagne en emportant l’or de Janine.

« Celle-ci, pendant ce temps, aimait son petitgentilhomme et négligeait de faire de l’or.

« Puis, un jour, le petit gentilhommedisparut.

« Alors le prince dit froidement à monpère :

« – J’avais d’abord songé à tuer Janine. Maisc’est tout à fait inutile.

« – Pourquoi ?

« – Elle s’est tuée elle-même.

« – Comment cela ?

« – En aimant l’homme qui doit la perdre.

« – En effet, monsieur, ricana Conrad enterminant son récit, Janine devait être arrêtée, jugée et brûléevive, sur la dénonciation de l’homme qu’elle avait arrachée à lamort… car cet homme vous n’en doutez pas maintenant, c’étaitvous !…

Le marquis de la Roche-Maubert jeta un cri,cacha son visage dans ses mains et des larmes jaillirent au traversde ses doigts…

Conrad riait d’un petit rire sec et moqueur etdisait :

– Pauvre Janine ! elle n’a pas eu dechance.

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