Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 11

 

Lolo était par extraordinaire, s’il fallait encroire Philippette, dans un état insolite de sobriété.

Il avait l’œil calme, le visage clair etmarchait fort droit.

– Faut croire qu’il t’est arrivé unmalheur, mon garçon, lui dit Philippette, car tu n’es pas à jeun àhuit heures du soir, ordinairement.

– Pas de braise, répondit Loloavec un laconisme qui valait un poème.

Et il avança la main vers le carafond’absinthe qui contenait encore quelques doigts du poisonautorisé.

Mais, comme il le portait à ses lèvres, lePâtissier lui arrêta le bras.

– Un moment, dit-il.

– Tiens ! c’est toi ? fit Loloen le reconnaissant.

– C’est moi. Et comme je veux te fairejaser un brin…

– As-tu de l’os pour payer majacasse ? demanda effrontément Lolo.

– Deux roues de derrière.

Et le Pâtissier plaça deux pièces de cent soussur la table.

Lolo allait s’en emparer ; mais lePâtissier posa sa main dessus :

– Quand tu auras jasé ! dit-il.

– Dis, fit Lolo, que veux-tusavoir ?

– Où est Timoléon ?…

– À la mer… perdu… abîmé… quoi ?…roulé par Rocambole, geignit Lolo. C’est pour cela que je suis dansune dèche complète.

– C’est donc vrai ? fit lePâtissier. Je ne voulais pas croire Philippette.

– C’est vrai.

– Il est donc bien fort, ceRocambole ?

– Il est de la rousse, à présent.

Ces mots firent faire au Pâtissier un bond surson siège.

– Est-ce que tu planches ?dit-il.

Plancher est encore un mot d’argotqui signifie plaisanter.

– Mais non, répondit Lolo, c’est la purevérité.

Et, à l’appui de son dire, il raconta tout cequ’il savait de cette lutte insensée que Timoléon avait voulusoutenir, aux frais de M. de Morlux, contre Rocambole, –lequel était sorti de prison et vivait en paix, salué par lesagents de police comme un personnage de qualité.

Le Pâtissier l’écouta attentivement, sansl’interrompre, et se gardant bien de manifester le moindresentiment d’hostilité contre Rocambole.

– C’est fâcheux, dit-il enfin avec calme.J’aurais cru Timoléon plus habile.

– Il a trouvé son maître, voilà !fit Lolo.

Puis, avec un soupir :

– Ah ! si Rocambole avait besoin demoi…

– Tu te ferais rousse ?

– Dame !

Et Lolo, regardant le Pâtissier :

– Mais qu’est-ce que tu lui voulais donc,toi ?

– À Timoléon ?

– Oui.

– Je voulais lui demander un service.

– Faut pas te gêner, compagnon, si jepuis le remplacer, moi.

– Non, bonsoir… et merci !…

Sur ces mots, le Pâtissier lâcha les deuxpièces de cent sous, qui disparurent dans la poche de Lolo.

Puis il se leva, serra la main du jeune hommeet de la vieille Philippette et sortit.

– Mort de ma vie ! murmura-t-il,quand il fut au grand air, je crois que je tiens mavengeance !

Il savait un garni dans la rue desOrties-Saint-Honoré où on logeait à la nuit.

Il y alla.

La nuitée coûtait quatre sous.

Comme le siècle avait marché et que le progrèsavait pénétré même dans le monde d’en bas, la corde, cette cordebien heureuse contre laquelle on s’appuyait jadis, avaitdisparu.

Maintenant on se couchait tout de bon et toutdu long sur de la paille, un peu fétide, il est vrai, mais enquantité suffisante pour qu’on se relevât le lendemain sans êtretrop contusionné.

Le Pâtissier avait cependant assez d’argentpour pouvoir aborder un logis plus convenable, mais l’habitude estune seconde nature… et puis dame ! il avait du monde à voir,comme on dit.

Quand il arriva, la maison était comble.

Les salles d’en haut étaient pleines, luidit-on.

Mais il y avait encore de la place aurez-de-chaussée.

Il donna ses quatre sous et entra.

Une douzaine d’hommes et de femmes en haillonsétaient couchés côte à côte.

Une lanterne garnie d’une chandelle de deuxsous, était suspendue au plafond et projetait sur ce hideuxspectacle sa triste lueur.

– Bonsoir, Camaros, dit lePâtissier en entrant.

– Tiens ! c’est le Pâtissier !murmurèrent plusieurs voix avec une nuance de respect.

– Il paraît que je suis encore quelquechose ici !… murmura-t-il, avec un accent de fierté.

Et il répéta :

– Bonsoir ! bonsoir !

Puis comme il allait se coucher, un homme seleva et vint à lui.

– Bonsoir, Pâtissier, dit-il.

– Ah ! c’est toi leRadoubeur.

– Oui, c’est moi, répondit cet homme,grand et solide gaillard, autrefois charpentier du portd’Asnières : ça lui avait valu son surnom de Radoubeur.

– Qu’est-ce que tu fais ici ?

– J’attends de l’ouvrage,voulez-vous m’embaucher ?

– Je ne suis plus capitaine, dit lePâtissier.

– Pas possible ! fit leRadoubeur.

– C’est comme ça, pourtant ; ilsm’ont dégommé.

– Qui donc ça ?

– Tes camarades.

– Et pourquoi donc ?

– Ils ont pris un malin, dit le Pâtissieravec un accent d’ironie, un malin entre tous les malins…Rocambole !

Comme il prononçait ce nom, une femme sesouleva dans un coin de la salle.

– Rocambole ! s’écria-t-elle,ah ! le gueux ! ah le misérable !

– Tu le connais donc ?

– Pardine ! répondit la femme, quise redressa l’œil en feu, hideuse de colère.

– Tiens ! dit le Pâtissier, c’esttoi, la Chivotte ?

– C’est moi, dit-elle.

– Tu as la figure en compote…

– Je vous crois. C’est la larguede Rocambole, une Russe qu’on appelle Madame, et cettecanaille de belle Marton qui m’ont mise dans cet état. J’ai manquéen mourir.

En effet, la Chivotte, car c’était bien elle,n’avait plus visage humain. On l’avait retrouvée dans la maison dela rue de Bellefond, mourante et ne donnant plus signe de vie,frappée en pleine poitrine d’une balle.

Par un de ces miracles dont la Providencegarde le secret, elle avait survécu.

– Et tu dis que c’est Rocambole ?…fit le Pâtissier avec une joie mal dissimulée.

– Oui, c’est par son ordre, du moins.Mais, dit la Chivotte, avec l’accent d’une haine sauvage, si tabande l’a pris pour capitaine…

– Eh bien ?

– Elle est flambée !

– Pourquoi ?

– Parce qu’il a fait comme Vidocq, il estde la rousse, maintenant !

– Allons donc ?

– C’est la vérité.

– On me l’avait déjà dit, mais je nevoulais pas le croire.

– À preuve, reprit la Chivotte, qu’il n’ya plus moyen de gagner sa vie : ne sachant plus que faire, etayant mon physique détérioré, je me suis mise voleused’enfants.

Comme elle disait ces mots, une petite fillequi dormait sur la paille leva la tête, et sa figure angélique setrouva éclairée par les rayons de la lanterne.

Et tous ces hommes qui entouraient lePâtissier et la Chivotte, tous ces êtres abjects, se prirent àcontempler la petite fille avec une naïve admiration, tant elleétait belle.

On eût dit un ange du ciel descendu parmi lesdémons…

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