Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 29

 

Il y avait un mois environ que Rocambole étaitparti de Paris, en compagnie de Vanda.

Un soir, après la table d’hôte, dans le fumoirde l’hôtel Dubourg, dans Haymarket, une demi-douzaine degentlemen, jeunes pour la plupart, causaient avec une certaineanimation en buvant des grogs et des verres de soda water.

L’objet de la conversation était un combat decoqs qui avait eu lieu la veille, à l’insu de la police,naturellement.

Les Anglais, on le sait, sont aussi friands ducombat des coqs, que du combat des bulls-dogs ou de bulls-terriers,ou encore de bulls et de rats.

Un pugilat, seul, entre deux boxeursdistingués, pourrait les arracher aux douceurs de l’un de ces troisspectacles.

Dans le combat dont parlaient ces gentlemen,sir George Stowe avait perdu une somme considérable, engagée surMonarque, qui était favori. Belle-Étoile, rival de Monarque, avaittué son adversaire en un coup de bec et trois coups d’éperon.

Cette circonstance, très insignifiante enapparence, était cependant, depuis la veille, l’objet desconversations de Londres entier.

On en avait parlé à Covent-Garden et au Lyceumthéâtre, durant les entr’actes, à la table d’hôte de tous leshôtels, et dans les plus minces tavernes de la cité.

Et cela non point parce que Monarque étaitbattu, après une longue carrière de triomphes ; – mais parcequ’il avait été battu par Belle-Étoile, un coq inconnu sur le turf,un coq français, disait-on.

C’était toute une histoire, et une histoireque nous allons raconter en peu de mots.

Un Français, gentleman des pieds à la têtedans tous les cas, avait parié, la veille, que son coq battraittous les coqs du Royaume-Uni.

Le pari est trop ancré dans les mœursanglaises pour que le défi ne fût point accepté sur-le-champ.

Monarque avait succombé.

Sir George Stowe, qui était pourtant aussiflegmatique que le plus flegmatique de ses compatriotes, avait euun tel accès de dépit qu’il avait dit au Français :

– J’ai un terrier qui tue cent rats enhuit minutes.

À quoi le Français avait répondu :

– J’ai un petit chien de la Havane qui nefera qu’une bouchée de votre terrier.

Un nouveau rendez-vous avait été pris pour cesoir-là, et c’était précisément dans une des caves de l’hôtelDubourg que le combat devait avoir lieu.

Qu’était-ce que sir George Stowe etqu’était-ce que ce Français qui possédait un coq de si bellevenue ?

On savait à peu près la provenance dupremier.

On ignorait jusqu’au nom du second.

Parlons de celui-ci d’abord.

Il était descendu trois jours auparavant d’undes nombreux steam-boats qui font le service de la basse Tamise, etil s’était fait conduire à l’hôtel Dubourg.

Comme il parlait un anglais très pur, qu’ilportait un col très haut et très roide, un makintosch de coupeirréprochable, et avait un cachet d’élégance empesée, on l’avaitpris tout d’abord pour un gentleman du Yorkshire ou d’un comtévoisin quelconque.

Il était entré sans faire grand bruit, s’étaitinstallé modestement dans une chambre de trois shillings, avaitdemandé, au lieu de vin de Bordeaux, une pinte de scotch-ale, etétait demeuré silencieux une partie du dîner.

Ce ne fut que vers la fin, lorsque sir GeorgeStowe, qui était trop gentleman pour ne point parler français,vanta les mérites de son coq, – mérites fort connus, du reste, –que le prétendu gentleman du Yorkshire lui dit avec l’accentparisien le plus pur :

– J’ai un coq qui battra le vôtre.

De là, le pari et ses suites qui avaient étéfunestes à Monarque.

À Londres, on devient aisémentlion.

Le Français – on ignorait son nom – fut doncaussitôt l’objet de toutes les conversations, et, à l’heure où nouspénétrons à l’hôtel Dubourg, on attendait avec impatiencele moment où devait avoir lieu le combat entre le chien de laHavane et le terrier.

Sir George Stowe était un Anglais brun, – néaux Indes.

Grand, robuste, le teint basané, les cheveuxnoirs et presque crépus, il avait évidemment dans les veinesquelques gouttes de sang indien.

C’était un homme de trente ans, d’une beautéhardie et un peu étrange et dont l’œil avait parfois desrayonnements sauvages.

Parfait gentleman, du reste, riche comme lesont tous les anglo-indiens, reçu dans le meilleur monde, sirGeorge Stowe était beau joueur, sportsman distingué, boxeurincomparable, et tirait le pistolet avec une adresse à découragerles plus querelleurs.

Les gentlemen qui avaient assisté à la défaitede Monarque s’étaient dit tout bas :

– Voilà une victoire que sir George Stowene pardonnera pas aisément au gentilhomme français.

L’Anglo-Indien était vindicatif. – On n’enpouvait douter.

Donc, ce soir-là, comme dix heures sonnaient àla pendule du fumoir, sir George Stowe entra tenant en laisse sonfameux terrier-bull.

C’était un superbe animal de taille moyenne,au poil blanc et orangé, à la tête carrée, aux yeux sanglants,trapu, arqué sur ses membres, avec un cou de taureau et unemâchoire formidable, qui apparaissait éblouissante de blancheur àtravers des lèvres disjointes.

L’enthousiasme anglais éclata dans toute sanaïveté à la vue de Tom.

C’était le nom du terrier.

Sir George Stowe dit d’un airdédaigneux :

– Il paraît que je suis le premier aurendez-vous ?

Mais le maître d’hôtel entra dans le fumoir etrépondit :

– Votre Honneur m’excusera. Le gentlemanfrançais est dans la cave.

– Avec son chien ?

Le maître d’hôtel s’inclina.

– Aoh ! firent les gentlemen.Partons !

Puis ils retrouvèrent ce calme et cetteimpassibilité qui fait le fond du caractère national, et ilssortirent silencieusement du fumoir.

Le lieu du combat n’avait de cave que lenom.

C’était une vaste salle souterraine,parfaitement éclairée au gaz, garnie de banquettes recouvertes envelours.

Une trentaine d’Anglais de distinctionoccupaient déjà ces banquettes.

Au milieu de la salle, on avait placé unegrande caisse de trois ou quatre mètres de largeur avec un bordhaut de quatre pieds anglais.

C’était l’arène destinée aux combattants.

Auprès de cette caisse, non moins grave, nonmoins impassible qu’un véritable Anglais, se tenait le Français quiavait provoqué sir George Stowe.

Il avait son chien sous le bras.

La vue de ce chien avait amené sur les lèvresdes assistants un sourire plus que railleur.

On connaissait Tom, et on savait saférocité.

Le chien du Français, au contraire, était untout petit animal, au poil frisé, au regard intelligent et doux, unchien de salon, bien plus qu’un chien de combat, et qui paraissaitavoir quitté le coussin brodé par quelque belle main pour venirexpirer sous la dent cruelle de Tom.

Sir George Stowe entra.

Le Français et lui se saluèrent.

Puis sir George Stowe se prit à sourire, commeles autres, en voyant le petit chien qu’on avait la prétentiond’opposer à son terrier.

– Monsieur, dit-il au Français, ce gentilanimal m’intéresse à ce point que, si vous voulez me déclarerforfait, j’accepterai.

Le Français sourit à son tour :

– Votre terrier est magnifique, dit-il,et je vous ferai volontiers la même proposition.

– Vous plaisantez ? fit sir GeorgeStowe.

Et il ôta son collier à Tom qui, habitué à desemblables luttes, sauta d’un bond dans la caisse.

Alors le gentleman français prit son petitchien et le posa lui-même dans l’arène.

Le bull s’était acculé dans un coin de lacaisse et roulait des yeux féroces.

– Pauvre petit chien ! murmura unesensible Irlandaise qui était au nombre des spectateurs et détournala tête pour ne point voir le petit havanais craquer sous lesmâchoires de fer du terrier…

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