Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 39

 

Laissons Rocambole avec Gipsy la bohémienne,et retrouvons Noël, dit Cocorico.

Rocambole, on s’en souvient, avait donné àcelui-ci pour mission de suivre sir George Stowe.

Ce dernier, après le départ de Gipsy et deRocambole, n’avait pas tardé à quitter la taverne du RoiGeorge.

Mais Noël était un vieux renard parisien quisavait mieux filer un homme que le suivre. C’est-à-direque, prévoyant le prochain départ de sir George Stowe, il étaitsorti avant lui, se promettant de l’attendre dans la rue.

Noël parlait et comprenait fort bienl’anglais. Il avait même su se donner une tournure des plusbritanniques, et on eût juré, en le voyant, que c’était un vraipalefrenier au service d’un habitué des courses d’Ascott etd’Epsom.

Comme il sortait de la taverne, un hommes’apprêtait à y entrer.

La mise de cet homme contrastait jusqu’à uncertain point avec celle des gens qui fréquentent d’ordinaire leWapping.

Il était fort proprement vêtu, comme unbourgeois aisé de Londres.

Mais sa figure bronzée, ses lèvres rouges, sesyeux noirs, ses oreilles garnies de larges anneaux et sa chemisettede couleur à mille raies, annonçaient un de ces Anglo-Indiens quipullulent à Londres depuis que la marine de la Compagnie lesincorpore en grand nombre.

Un vague souvenir assaillit l’esprit deNoël.

– J’ai déjà vu cette binette-là quelquepart, se dit-il.

Et comme cet homme entrait dans la taverne,Noël y entra derrière lui.

L’Anglo-Indien hésita un moment sur le seuil,puis il alla s’asseoir à la table où se trouvait sir GeorgeStowe.

Noël revint se placer auprès du comptoir et sepencha à l’oreille du tavernier.

Celui-ci qui, si on en croit les rapidesregards échangés avec Rocambole, lui était tout dévoué, cligna del’œil en signe d’intelligence.

Noël lui dit :

– Savez-vous l’indien ?

– Je parle toutes les langues, réponditCalcraff.

– Vous avez vu entrer cethomme ?

Et Noël désignait l’Anglo-Indien.

– Oui.

– Examinez-le attentivement.

Calcraff eut un nouveau clignementd’yeux :

– Je sais qui il vient chercher,dit-il.

– Et moi, dit Noël, voyant que Calcraffle comprenait à demi-mot, je voudrais bien savoir ce qu’ils vont sedire.

Comme pour justifier les prévisions de Noël,sir George Stowe avait quitté, en voyant l’Anglo-Indien, la tableoù il se trouvait, pour se placer à une autre qui se trouvait à lagauche du comptoir, tandis que celle qu’avait quittée Rocambole etoù était encore Noël, se trouvait à droite.

L’Anglo-Indien vint s’asseoir vis-à-vis de sirGeorge Stowe.

Puis il demanda une pinte de pale-ale.

L’Anglo-Indien but tout seul.

Sir George Stowe se contenta de fumer.

Alors tous deux se mirent à causer et toujoursselon les prévisions de Noël, ce fut dans la langue indienne qu’ilsentamèrent la conversation.

Calcraff le tavernier avait développé unnuméro du Standard et paraissait lire avec une grandeattention.

Jane et Betty allaient et venaient par lataverne, servant tout le monde, l’Irlandaise s’était remise àparler de Gipsy la bohémienne.

Les voleurs et le matelot vivaient en bonneintelligence, et la taverne, un moment troublée par le départ deRocambole et de Gipsy, les nouveaux fiancés, avait repris saphysionomie habituelle.

Calcraff avait posé son journal de telle façonque sir George Stowe et l’Anglo-Indien ne pouvaient voir son visageet, par conséquent, le mouvement de ses lèvres.

Car, au fur et à mesure que ces derniersparlaient, Calcraff traduisait tout bas en français leurs paroles àNoël, qui avait mis ses pieds sur la table, appuyé sa tête contrele comptoir et fumait dans une longue pipe à tuyau de jonc, avectout le recueillement d’un Chinois humant de l’opium.

Sir George Stowe, en s’asseyant, avait dit àl’Anglo-Indien :

– Eh bien ! Osmanca, te voilà deretour ?

– Oui, maître.

– Quand es-tu revenu ?

– Ce soir même par le dernier steam-boatqui remonte la Tamise à dix heures du soir.

– Eh bien ! est-ce fait ?

– Non, maître.

Les yeux de sir George Stowe étincelèrentcomme des charbons ardents.

– Que dis-tu, malheureux ?fit-il.

– La vérité.

Et la figure d’Osmanca, car c’était lui,exprima une profonde douleur.

– Railles-tu, Osmanca ? reprit sirGeorge Stowe d’un ton sévère.

– Lumière de l’Orient, réponditl’Anglo-Indien, je te jure que c’est la vérité pure.

– Tu ne les as donc pasdécouverts ?

– Au contraire.

– Eh bien !… alors ?…

Et le ton de sir George devint menaçant.

– Lumière, reprit Osmanca, ledieu de Sivah lutte contre Kâli.

À ces mots, sir George Stowe fit un mouvementsur son escabeau et pâlit légèrement.

Osmanca poursuivit :

– Les fils de Sivah sont en France.

– C’est impossible ! s’écria sirGeorge Stowe, les fils de Sivah n’ont pas quitté l’Inde.

– Vous vous trompez,Lumière.

Lumière était le titre que Osmancadonnait à sir George Stowe.

– Mais enfin, dit ce dernier, ques’est-il passé ? où est Begsour’h ?

– Begsour’h, répondit Osmanca, étaitrentré chez le père de Nadéïa, comme domestique, sous le nom deJohn.

– Oui, je sais que c’est lui qui devaitvous introduire dans la maison toi et Gurhi.

– Oui, Lumière.

– Eh bien ?

– Begsour’h fut exact au rendez-vous.Tout était prêt, nous nous acheminâmes, par une nuit sombre vers lamaison qu’habitaient le général et sa fille.

Begsour’h était venu nous chercher à lastation du railway.

Il nous conduisit par un chemin creux jusqu’àun certain endroit d’où l’on apercevait la maison.

Là il nous dit : Vous voyez cettelumière ? Quand elle s’éteindra, vous vous remettrez en routeet vous entendrez un cri de chouette.

– Eh bien ! fit encore sir GeorgeStowe qui trouvait un peu long le récit d’Osmanca.

– Nous nous étions couchés à plat ventre,Gurhi et moi, poursuivit Osmanca. Quand la lumière s’éteignit,lorsque le cri de chouette se fit entendre, nous nous remîmes enroute.

Mais à peine avions-nous fait quelques pas,que je trébuchai. En même temps Gurhi jeta un cri.

En même temps aussi, plusieurs bras vigoureuxme saisirent et m’enlacèrent, je fus terrassé, et une voix murmuraà mon oreille, en indien :

« Si tu bouges, tu esmort ! »

– Mais Begsour’h ? demanda encoresir George Stowe.

– Étranglé.

– Et Gurhi ?

– Il nous a trahis.

– Et le général… et sa fille ?

– Sauvés par les fils de Sivah.

– Et toi ?

– Comme je refusais de parler etdemandais à mourir, le chef des fils de Sivah m’a jeté dans unfleuve presque aussi grand que la Tamise et qu’on appelle la Seine,et me voilà ; car vous le savez, je suis bon nageur.

Sir George Stowe frappa son poing sur latable :

– Je condamne Gurhi comme traître, dit-ild’une voix solennelle, et j’appelle sur sa tête toutes lesvengeances de Kâli.

Osmanca frissonnait sous le regard dominateurde cet homme auquel il donnait le titre pompeux de lumière del’Orient.

Sir George Stowe ajouta :

– Quant à toi, si tu ne réussis pas àexécuter les ordres que je vais te donner, tu mourras.

Osmanca s’inclina et dit :

– Que faut-il faire ?

– Étrangler avant demain un homme assezhardi pour vouloir épouser Gipsy la bohémienne.

– Ce sera fait.

– Oui, si nous le voulons bien… murmuraNoël à qui Calcraff achevait de traduire toute la conversation desir George Stowe et de Osmanca.

Sir George Stowe jeta une couronne sur latable. Noël comprit qu’il allait sortir.

Et de nouveau, il gagna la porte sansbruit.

Puis il s’embusqua dans l’endroit le plusobscur de la rue.

Peu après, en effet, sir George Stowesortit.

Noël se mit à le précéder, puis à le suivre,puis à le précéder encore, à travers cette fange humaine qui inondela nuit-les rues du Wapping.

Sir George Stowe marchait rapidement.

Il arriva au pont de Londres et appela uncab.

Le cocher hésita, sur sa mise, à se mettre àses ordres.

Mais sir George Stowe, qu’il prenait pour unmatelot, lui cria :

– J’ai touché ma prime de rengagement. Jepaye bien.

Le cocher s’arrêta et sir George Stowe montadans le cab.

Noël s’était glissé sous la voiture, etcramponné à l’essieu, il se faisait traîner.

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