Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 5

 

Vingt-quatre heures se sont écoulées.

Rocambole est au lit, mais il a retrouvé lavie et avec elle la présence d’esprit.

La mort n’a pu trouver place dans ce corpsd’acier ; la folie ne saurait entamer cette haute intelligencesi mal employée jadis et que, depuis longtemps, le repentir atouchée.

Le cabaret de la Camarde a un rez-de-chausséeet un étage unique.

En bas, c’est le rendez-vous desRavageurs ; en haut, c’est une vaste pièce dans laquelle on atransporté Rocambole.

Un seul homme est auprès de lui, –Jean-le-boucher, – le bourreau, comme on l’appelait au bagne.

 

Cet homme veille le Maître avec la sollicituded’une mère ; – il lui sert à la fois de garde-malade et demédecin.

La nuit précédente, les flotteurs et lesRavageurs se sont séparés avec les premiers rayons de l’aube.

Pendant tout le jour, le cabaret del’Arlequin est rentré dans son morne silenceaccoutumé.

Les canotiers ont passé sans s’arrêter ;le bourgeois a détourné la tête en voyant la terrible hôtesseassise sur son seuil.

Le Pâtissier est retourné à ses lignes de fondet à ses filets.

Quand la nuit est revenue, Jean-le-boucher estdescendu dans le cabaret, et il a dit à la Camarde :

– Le Maître est bien faible encore,là-haut. Si on fait du train cette nuit, comme on en faithabituellement, je descends et je casse bras et jambes auxtapageurs.

– Sois tranquille, mon camarade, arépondu la Camarde, on ne fait de train chez moi que lorsque je lepermets, et je ne le permettrai pas. Quand on a l’honneur d’avoirchez soi un homme comme mossieu Rocambole, on veille au grain.

La Camarde a tenu parole.

D’ailleurs le Notaire et la Mort-des-bravessont là pour lui prêter main-forte.

Les Ravageurs sont venus comme à l’ordinaire,mais on aurait dit des ombres, et l’on a bu sans choquer lesverres, on a causé tout bas.

De temps en temps, le Notaire et laMort-des-braves montent sur la pointe du pied et viennent savoircomment va le blessé.

Puis ils redescendent, et les Ravageurs sedisent :

– Nous aurons bientôt un fameuxchef !

Le Pâtissier qui, naguère, faisait tremblertous ces hommes, a perdu en quelques heures son autorité.

Il est détrôné par avance. Le prestige deRocambole a suffi.

La mère Camarde elle-même paraît ne plus subirl’ascendant du Pâtissier.

Elle serait fière si Rocambole daignait leverles yeux sur elle.

Celui-ci, faible encore, car il a perdubeaucoup de sang, cause avec Jean-le-boucher.

– Où m’avez-vous repêché ?demande-t-il.

– Au delà du pont de Grenelle,maître.

Un souvenir traverse l’esprit deRocambole.

– Oui, dit-il, c’est par là que j’ai dûperdre connaissance. Tout mon sang s’en allait, à mesure que jenageais. J’ai voulu traverser la Seine, ce qui, sans ma blessure,eût été un jeu pour moi ; mais le courant m’a entraîné. J’ailutté vainement, mes forces me trahissaient. J’ai saisi une planchequi flottait devant moi, et mes yeux se sont fermés.

– C’est cette planche qui vous a sauvé,maître.

– Je le crois.

– Mais… cette blessure, où l’avez-vousreçue ?

À cette question, Rocambole tressaille. Puisil regarde attentivement Jean-le-boucher.

Celui-ci murmure en tremblant :

– Maître, je ne veux pas pénétrer vossecrets s’il ne vous convient pas de parler.

– Réponds-moi d’abord, dit Rocambole, oùsommes-nous !

– Chez la Camarde.

– Qu’est-ce que cela ?

– L’hôtesse d’un cabaret fréquenté pardes Ravageurs, des repris de prison et un tas de mauvais monde.

– C’est cette femme qui m’a apporté dubouillon tout à l’heure ?

– Oui ; maître.

– Comment es-tu avec cesgens-là ?

– Ils m’ont repêché, moi aussi.

– Tu te noyais donc ?

– Je voulais me périr de désespoir devous avoir trahi.

Rocambole regarde cet homme, et il lit dansses yeux un tel dévouement, une telle fidélité, qu’il lui tend lamain.

– Mais tu étais en prison, comme moi, ladernière fois que je t’ai vu ?

– Oui, maître.

– Tu t’es évadé ?

– Oh ! j’avais si grand’peur deretourner au bagne et d’être forcé d’y reprendre mon ancienmétier !

Et Jean raconte à Rocambole les incidents deson évasion.

– Écoute-moi à ton tour, dit le maître,je suis mort pour tous ceux qui m’ont connu.

– Vous !

– Excepté pour toi…

Et comme l’étonnement de Jean-le-boucherredouble :

– Non par crainte de la police, ditRocambole. Elle a promis de me laisser tranquille. Et puisque tut’es évadé, elle ne te reprendra pas, je te le promets.

Un sourire homérique éclaire alors le visagebestial de l’ancien bourreau.

– Vrai ? dit-il.

– Veux-tu être mon uniquecompagnon ?

– Oh ! maître, si je leveux !

– J’avais une tâche à remplir. Elle estaccomplie. Si j’avais été lâche, je me serais tué. Mais on n’a pasle droit de se détruire. Je ne veux pas revoir les gens que j’aiconnus et que j’ai aimés. Ils me croiront mort et vivront heureux.Mais, peut-être ai-je encore une œuvre à mener à bien en ce monde.Je sens que Dieu ne m’a pas encore pardonné !

Il dit cela d’une voix grave, émue, presquesolennelle, cet homme dont les Ravageurs souhaitaient la guérisonpour en faire leur chef.

Et Jean porta avec respect la main deRocambole à ses lèvres et lui dit :

– Maître, parlez, ordonnez ! voussavez bien que tout mon sang vous appartient…

– Écoute, reprit Rocambole. L’autre nuit,je me suis battu, battu à outrance…

– Avec Timoléon ?

– Non, avec une femme qui tire l’épéecomme un maître d’armes. La vie de cet enfant que tu m’as surpris,un soir, contemplant à travers les arbres de ce grand jardin surlequel donnait la fenêtre de ma mansarde…

– Rue de la Ville-l’Évêque ?

– Oui. La vie de cet enfant était l’enjeudu combat. Cette femme m’a frappé ; mais, en me frappant, elles’est enferrée sur mon épée.

– Oh ! je sais qui c’est… c’est laRusse.

– Oui.

– Et elle est morte, n’est-cepas ?

– Je n’en sais rien, mais j’ai prisl’enfant dans mes bras, et je me suis sauvé par le jardin. Quandj’ai été sur le quai, j’ai déposé l’enfant évanoui sur le sol,pensant bien que mes compagnons le retrouveraient.

Puis je suis descendu sur la berge et je mesuis jeté à l’eau.

D’abord j’ai songé à me noyer ; puis jeme suis dit que je n’avais pas le droit de quitter la vie ; etalors j’ai voulu traverser la Seine tout en faisant croire à mamort, car je laissais derrière moi une large trace de sang. Tu saisle reste.

– Eh bien ? dit Jean.

– Eh bien ! je voudrais savoir sil’enfant a été retrouvé par Milon et par Vanda, et s’ils l’ontrendu à sa mère. Va à Paris, et sois prudent.

– Mais si je les vois, que leurdirai-je ?

– Rien.

– Et s’ils vous pleurent… commemort ?

– Tu les laisseras pleurer. Je veuxsavoir où est l’enfant, voilà tout.

– Mais, maître, dit Jean-le-boucher,quand vous serez guéri…

– Eh bien ?

– Vous n’allez pas rester parmi cesbandits ?

– Peut-être… dit Rocambole. Quisait ? là peut-être est la nouvelle tâche qui m’estréservée…

Comme il murmurait ces mots, le Notaire entrasuivi de la Mort-des-braves.

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