Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 38

 

J’arrivai dans Haymarket et j’eus bientôttrouvé la petite maison que précédait un grand jardin.

Comme la veille, la fenêtre était éclairée etentr’ouverte.

Je m’approchai sans bruit.

Lady Blesingfort était là, comme la veille,assise au près de la cheminée.

Elle baissait la tête et tenait son front àdeux mains.

Je me pris à la contempler avec une muetteadoration.

C’était ma mère.

Tout à coup elle releva la tête et je vis sonvisage baigné de larmes.

En même temps, elle murmura d’une voixétouffée :

– Ma fille ! ma pauvre fille…confondue avec des bohémiens… oh ! c’est affreux !

En entendant ces paroles, je n’y tins plus, etpoussant brusquement la croisée… je sautai dans la chambre et vinsm’agenouiller devant elle en m’écriant :

– Ma mère ! c’est moi.

Mon bonnet de laine était tombé, mes grandscheveux blonds dénoués flottaient sur mes épaules.

Elle me reconnut, en dépit de mes habitsd’homme, jeta un cri, me prit dans ses bras et m’emporta :

– Malheureuse ! tu veux donc nousperdre ?

Elle me tenait serrée sur son cœur, riant etpleurant à la fois, et elle poussa une porte qui donnait sur uneautre salle dont les fenêtres n’ouvraient point sur le jardin.

Puis elle ferma cette porte au verrou,éteignit les bougies et nous demeurâmes dans l’obscurité.

Et, me couvrant de baisers, elle medisait :

– Oui, tu es ma fille bien-aimée… etcependant nul ne le sait, excepté Faro ; et si on te trouvaitici, je serais une femme morte par avance.

– Mais pourquoi ? lui demandai-jeavec étonnement.

– C’est un secret que je ne puis tedire.

Puis, après un silence :

– Mais, comment es-tu venue ?… paroù es-tu entrée ?…

Comment sais-tu que je suis ta mère ?

Je lui avouai tout.

– Oh ! malheureuse !malheureuse ! murmura-t-elle. Mais ne sais-tu donc pas que jesuis gardée à vue ? Si on t’a vue entrer, je suisperdue !

Et elle continuait à m’accabler de caresses età m’inonder de ses larmes.

Tout à coup un bruit se fit autour de nous, unbruit léger, inexplicable.

Ma mère jeta un cri.

– Nous ne sommes pas seuls ! medit-elle.

En même temps, une ombre plus noire que lesténèbres qui nous enveloppaient s’approcha de nous ; je sentissur mon visage une haleine fétide.

Ma mère jeta un second cri, un cri étouffé, –un cri d’agonie !…

Puis je n’entendis plus rien ; je nesentis plus cette haleine répugnante qui m’avait brûlée ;l’ombre noire s’éloigna et, en même temps, il me sembla que lesbras crispés de ma mère se distendaient, et que tout son corpséprouvait des convulsions.

Je me mis à pousser des cris ; j’appelaiau secours !…

Au bruit, des valets accoururent.

L’un d’eux portait un flambeau ; et à lalueur de ce flambeau je vis lady Blesingfort, c’est-à-dire ma mère,qui gisait inanimée sur le parquet.

Elle avait au cou un lacet de soie, au moyenduquel une main invisible l’avait étranglée.

Cependant, elle respirait encore ; sesyeux s’ouvrirent une dernière fois, me fixèrent avec une tendresseindéfinissable, puis se refermèrent à jamais.

Derrière les valets épouvantés, une jeunefille apparut.

Elle se précipita sur le corps de ladyBlesingfort et murmura :

– Ma mère !

C’était donc ma sœur.

Pourtant, mon cœur ne battit pas plus vite, etje ne me sentis point attirée vers elle…

Elle me regarda avec un étonnementindescriptible.

Mes habits d’homme, mon visage bouleversé, meslarmes, tout cela était si extraordinaire en présence de cecadavre, qu’on m’accusa.

Oui, dit Gipsy avec un redoublement d’émotion,on m’accusa d’être la meurtrière de ma mère !

Et comme on allait chercher la police, la peurme prit, succédant à la douleur, et je m’enfuis.

Quelques minutes après, j’étais dans les ruesde Londres, courant, à demi folle.

J’errai longtemps, sans savoir oùj’allais ; – enfin, comme le lièvre qui revient à son lancer,je me retrouvai dans White-Chapel.

Le jour était venu, et, se réveillant et ne metrouvant plus, Faro me demandait à tous les échos du quartier.

Je me jetai à son cou, je l’inondai de mespleurs, je lui racontai tout ce qui s’était passé.

Alors il me regarda avec une indéfinissabletristesse et me dit :

– Malheureuse, tu as tué tamère !…

Je fis alors un rapprochement terrible dansmon esprit.

Le prétendu bohémien qui nous avait suivis duWapping à White-Chapel et avait bu avec nous était peut-êtrel’étrangleur qui avait passé le lacet au cou de ma mère.

Gipsy s’arrêta et essuya une larme.

Rocambole lui prit la main et luidit :

– Je ne sais pas le reste de votrehistoire, mais je le devine. Vous êtes née dans l’Inde, où lordBlesingfort, votre père, avait un commandement.

Et, comme Gipsy, stupéfaite, le regardait, ilcontinua :

– Les Étrangleurs vous ont marquée. Lestigmate que vous avez sur la poitrine est une consécration à ladéesse Kâli. Vous devez demeurer vierge toute votre vie, sous peinede mort.

Votre mère aura voulu vous soustraire à cesort infâme. Elle aura adopté une enfant qu’elle aura mise à votreplace et qui l’appelait « sa mère ».

– Oh ! s’écria Gipsy, je vous jureque la jeune fille que j’ai vue n’était point ma sœur.

Rocambole poursuivit :

– Les Étrangleurs se seront aperçus de lasubstitution, et c’est ainsi que vous aurez causé la mort de votremère.

– Ce que vous dites là, répondit Gipsy,doit être la vérité, car, lorsque Faro fut sur le point de mourir,il me prit la main et me dit :

– Rappelle-toi que si jamais tu temaries, ou si tu manques à la chasteté, tu mourras !

– Et vous avez cru à cetteprophétie ?

– Vous voyez bien qu’elle s’est trouvéejustifiée.

– Oui, mais…

Et Rocambole regarda Gipsy.

Elle baissa les yeux et ne répondit pas.

Rocambole lui prit la main :

– Gipsy, dit-il, il faut tout medire.

La main de Gipsy trembla dans la sienne.

– Que voulez-vous savoir ?dit-elle.

– Vous aimez…

– Oh ! taisez-vous !

Et son visage exprima une terreurprofonde.

– Vous avez un… un…

– Taisez-vous !

– Il mourra et vous mourrez si je ne vousprotège…

– Vous ! fit-elle.

– Moi.

– Mais… vous ne voulez donc plus… êtremon mari ?

– Au contraire.

Et comme elle le regardait avec un étonnementcroissant :

– Gipsy, dit-il, vous devez êtrechrétienne de naissance, puisque vous êtes la fille de ladyBlesingfort. Je suis chrétien, moi, et je ne crois au mariage quelorsqu’un prêtre du Christ l’a consacré.

– Eh bien ? fit-elle.

– Le mariage des bohémiens,poursuivit-il, est une superstition, une mômerie. Il s’agit deboire à la même cruche et de la casser ensuite.

– C’est vrai.

– Gipsy, voulez-vous être ma femme selonle rite bohémien ?

– Mais…

– De cette façon je vous protégerai, etcouché comme un chien fidèle à votre porte, j’empêcherai lesÉtrangleurs d’arriver jusqu’à vous.

Gipsy se jeta au cou de Rocambole ets’écria :

– Oh ! vous êtes bon !

– C’est dit, fit-il, vous serez mafemme !

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