Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 7

 

La jeune fille marchait d’un pas rapide, sansdétourner la tête.

La nuit était venue.

Mais c’était l’heure douteuse où le peuple deLondres n’a pas encore quitté ses ateliers, où le gaz n’est pasallumé, où les rues conservent un reste de clarté qui permet devoir à se conduire sans distinguer nettement les objets.

Sur sa robe de laine noire, la jeune filleavait une sorte de manteau à capuchon.

Ce capuchon, elle l’avait ramené sur sesyeux.

On voyait bien qu’elle ne voulait pas êtrereconnue.

Sir Arthur Newil fut obligé de hâter le paspour ne pas la perdre de vue, car elle semblait vouloir lui faireperdre ses traces, dans ce dédale de petites rues sales ettortueuses de White-Chapel.

Enfin il la rejoignait et, d’une voixtremblante :

– Mademoiselle… dit-il.

Elle se retourna et lui ditvivement :

– Ah ! monsieur, vous m’avez suivie…c’est mal… c’est bien mal…

Mais ce reproche était tempéré par l’émotionde la voix et la douceur de son regard humide de larmes.

– Mademoiselle, balbutia sir Arthur,est-ce donc un crime de se sentir entraîné vers ceux quisouffrent ?… car vous avez certainement un grand chagrin… etle fossoyeur m’a dit…

À ces paroles de sir Arthur, elle s’arrêtatout net.

Puis, jetant encore autour d’elle ce regard degrisette effarouchée que sir Arthur Newil avait déjàsurpris :

– Oh ! j’ai peur, dit-elle.

– Prenez mon bras, dit sir Arthur, c’estcelui d’un loyal gentleman ; tant que votre main sera dans lamienne, il ne vous arrivera rien.

– Oh ! je vous crois, dit-elle.

Et elle regardait ce beau visage, oùbrillaient d’un pur éclat la franchise et le dévouement.

Et peut-être, elle aussi, éprouva-t-elle unede ces sensations rapides, étincelles électriques qui se dégagenttout à coup au contact de deux âmes étrangères l’une à l’autrejusque-là, et qui se reconnaissent pour sœurs.

– Vous avez parlé au fossoyeur, dit-elletremblant toujours, mais lui abandonnant sa main qu’il plaça surson bras.

– Je vous l’avoue… pardonnez-le-moi…

– Il vous a tout dit ?

– Ce qu’il savait du moins.

– Monsieur, dit-elle toujours émue,marchons, descendons vers la Tamise… là nous ne rencontreronspersonne qui puisse me reconnaître, car je cours un grand danger…mais vous avez été si bon… vous me paraissez si loyal… que je veuxtout vous dire… Je suis seule au monde et vous venez de me voiragenouillée sur la tombe du dernier être qui m’ait aimée.

Sa voix se raffermissait par degrés.

Ils arrivèrent ainsi du côté de larivière.

Là, personne ne fit attention à eux, carl’obscurité était plus grande encore que dans White-Chapel.

Alors la jeune fille reprit :

– Celui que je pleure est l’homme qui m’aélevée. Comme moi, il appartenait ostensiblement à une autrereligion.

Elle évita de prononcer le mot debohémiens.

Mais comme moi, poursuivit-elle, il étaitchrétien en secret.

C’est pour cela que de nuit, confié à ladiscrétion d’un ministre du Christ, j’ai fait transporter en terresainte mon pauvre Faro.

Or, monsieur, acheva-t-elle, tandis que savoix se reprenait à trembler, si ceux de ma secte le savaient, ceserait un grand scandale, et je serais perdue peut-être…

– Je vous comprends, dit sir Arthur, maisvous avez ma parole, je serai muet comme cette tombe sur laquelleje vous ai vue pour la première fois.

– Merci, je vous crois, dit-elle. Etmaintenant, monsieur, oubliez la pauvre fille… nous ne sommes pasfaits pour nous revoir…

Elle prononçait ces paroles comme ilspassaient devant une boutique ouverte.

Un rayon de lumière frappa alors le visage desir Arthur Newil.

La jeune fille jeta un cri.

Sir Arthur avait pâli subitement et la viesemblait se retirer de son visage et abandonner son corps.

Elle sentit qu’il chancelait.

En même temps ses lèvres balbutièrent ces motscomme un adieu suprême.

– Oh ! si vous saviez combien jevous aime ?…

Elle s’était appuyée sur son bras et c’était àelle maintenant à le soutenir, car il chancelait.

– Ô mon Dieu ! murmura-t-elle.

Et sans doute que son cœur battit tout à coupà l’unisson de celui de sir Arthur Newil, car elle luidit :

– Eh bien ! dans trois jours… ici… àla même heure.

Et elle quitta brusquement son bras et prit lafuite.

Sir Arthur Newil entra chez lui avec leparadis dans le cœur.

Miss Cécilia avait disparu de sonsouvenir.

Il aimait avec passion, avec délire, cetteinconnue qu’il avait vu pleurer sur la tombe.

Les trois jours qui suivirent eurent pour luila longueur d’un siècle.

Enfin l’heure bénie arriva.

La jeune fille était au rendez-vous.

Il pleuvait, le bord de la Tamise étaitdésert.

Mais qu’est-ce que la pluie et les intempériesdes saisons pour les amoureux ?

Elle lui abandonna sa main, et comme il lacouvrait de baisers, elle ne la retira point.

Puis le regardant, comme s’il eût voulu queson regard pénétrât jusqu’au fond de son âme.

– Écoutez-moi, dit-elle. Je ne sais pasvotre nom… Et cependant j’ai foi en vous comme en Dieu… Seule aumonde, personne ne m’aime… et jusqu’à présent, je n’aimais pluspersonne… Eh bien ! depuis trois jours je compte les heures,les minutes… et cependant je ne sais pas même votre nom…

Sir Arthur fut héroïque.

– Voulez-vous m’épouser ?dit-il.

Mais ces paroles eurent un tout autre effetque celui qu’il en attendait sans doute.

– Jamais ! dit-elle avec un accentd’épouvante indicible.

Et il la vit pâlir et trembler, et elle voulutde nouveau prendre la fuite.

Mais il la retint et lui dit :

– Quelle femme étrange êtes-vousdonc ?

– Vous épouser ? répéta-t-elle d’unevoix égarée… mais c’est la mort pour vous… la mort pour moi,peut-être…

– Que voulez-vous dire ?

Elle fit un violent effort sur elle-même etretrouva un calme momentané :

– Écoutez-moi, dit-elle. Vous m’aimez… etje vous aime… À partir de cette heure, une mort épouvantable planeinvisible sur nous. Il en est temps encore, fuyez-moi… ne nousrevoyons jamais…

– Et si je brave cette mort qui nousmenace, dit sir Arthur, la braverez-vous aussi ?

Elle se jeta à son cou :

– Oui, dit-elle.

Puis elle le quitta encore en luidisant :

– À demain !

Le lendemain, la jeune fille était calme,froide, énergique :

– Mon bien-aimé, dit-elle à sir Arthur,si je consens à vous aimer, ce sera à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que vous ne chercherez jamais àsavoir pourquoi notre amour est une menace permanente de mort pournous.

– Je vous le jure.

– Que je m’appellerai pour vous Anna, etque vous n’essayerez ni de savoir mon vrai nom, ni de pénétrer lemystère de ma vie.

– Soit, dit-il. Je vous le prometsencore.

– Enfin, que vous ne retournerez ni aucimetière, ni dans White-Chapel, ni dans le Wapping.

– Où vous verrai-je donc ?

– Où demeurez-vous ?

– Dans Piccadilly.

– C’est un quartier trop brillant.Cherchez dans quelque rue honnête et solitaire une petite maison.Louez-la sous un autre nom que le vôtre. J’irai vous y voir…

– Souvent ? dit-il avec un accent deprière.

– Le plus souvent que je le pourrai…

**

*

Et c’était ainsi que Gipsy la bohémienne étaitdepuis deux années, sous le nom d’Anna, aimée avec passion de sirArthur Newil.

Sir Arthur était un parfait gentleman. Ilavait tenu toutes ses promesses ; il n’avait pas cherché àpénétrer le mystère dont s’entourait Gipsy.

Mais il avait foi en elle, – une foi absolue,aveugle, sans limites.

Si elle lui avait dit : « Je suis unange du ciel qui descend chaque fois sur la terre par amour pourtoi, » il l’aurait cru.

Tel était le secret de l’existence cachée,impénétrable de sir Arthur, au moment où commence notre récit et oùnous voyons Gipsy la bohémienne, sous les habits d’un mousse,pénétrer dans cette maison dont elle avait une clé et dont les mursavaient tant de fois servi de théâtre à leurs amours.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer