Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 16

 

Maintenant, pour avoir l’explication de cetenlèvement, – car Gipsy fut prise par ces deux hommes, bâillonnée,garrottée et réduite à l’impuissance la plus absolue, puis emportéesur les épaules de l’un d’eux, dans la direction du pont de Londres– il est nécessaire de rétrograder de quelques heures et de nousreporter à ce moment où sir George Stowe, après le départ de missCécilia, plus éprise de lui que jamais, avait vu arriver lebaronnet Nively, le capitaine de cipayes, lequel lui avait dit avecun accent bouleversé :

– Kâli est trompée… Gipsy a unamant !

Sir George Stowe, on n’en peut douter,maintenant, était bien le chef des Étrangleurs de Londres, arméemystérieuse que l’Inde opprimée avait répandue sur la capitale deses oppresseurs.

Le fanatisme politique venait en aide aufanatisme religieux.

La déesse Kâli avait une raison d’être.

Cette divinité sanguinaire et terrible faisaitsurtout la guerre aux Anglais.

Rarement un Indien était l’objet de sesfureurs.

Or donc, sir George Stowe était l’homme qui, àLondres, tenait dans ses mains le pouvoir suprême.

C’était lui qui relevait directement des chefsmystérieux qui régnaient au fond des forêts indiennes.

Lui à qui tout obéissait, depuis son coolie àla peau rouge qui se cachait sous la vareuse de matelot dans lacale d’un brick de commerce, jusqu’au brillant officier de cipayes,le baronnet Nively.

Sir James Nively était un officier blond,d’une blancheur toute féminine, de mœurs fort douces, on l’eûtjuré, et qui eût fait pouffer de rire les membres d’un clubquelconque, Pall-Mall ou West-India, s’il fût venu dire àbrûle-pourpoint :

– Je m’appelle de mon vrai nomKourali ; j’adore la déesse Kâli et ne crois pas à un autredieu ; j’ai étranglé de ma main plus de trente hommes et unedouzaine de femmes. Comme sir George Stowe, je crois que l’âme demes aïeux repose dans le corps d’un poisson et habite de préférenceles eaux du Gange !

Enfin, il suffit que sir George Stowe, monmaître suprême, donne un ordre pour que je l’exécute.

Il me commanderait d’aller mettre le feu aupalais de Saint-James ou à White-hall, que je lui obéirais surl’heure.

On eût traité le baronnet Nively de fou, etcependant rien n’était plus vrai.

Comme sir George Stowe, il était métis.

C’est-à-dire qu’il était né d’un père indienet d’une mère anglaise.

La mère avait obtenu, quand il était enfant,l’autorisation de lui faire porter le nom de ses aïeuxmaternels.

Le père, souriant et mielleux à la surface,farouche et vindicatif au fond du cœur, avait initié son fils auxmystères politiques et religieux de l’Inde.

Le baronnet Nively – Kourali, car nousl’appellerons souvent ainsi, – était donc, à Londres, le bras droitde sir George Stowe.

Certes, en le voyant ainsi, le visage couvertd’une pâleur nerveuse et l’œil en feu, ses amis du clubWest-India eussent eu peine à le reconnaître.

L’homme policé venait de faire place ausauvage et au fanatique.

Sir George Stowe éprouva le contre-coup decette émotion.

Le gentleman épris de miss Céciliadisparut ; le serviteur féroce de la déesse Kâli se montra denouveau.

Cet homme, à de certaines heures, avait unsang-froid terrible.

Il ferma la porte de la petite pièce où ils setrouvaient tous deux.

Puis, revenant à sir James Nively :

– Parle ! dit-il.

Le baronnet s’exprima ainsi :

– Comme je vous l’ai dit, il y a quelquesheures, Lumière, j’ai fait suivre sir Arthur Newil.

J’ai eu bientôt la conviction qu’il demeurait,sous le nom de William, dans une rue solitaire de Soutwarth.

– Pourquoi ? fit sir GeorgeStowe.

– Pour y recevoir une femme qui depuisdeux années vient le voir chaque nuit.

– Et… cette femme ?

– C’est Gipsy.

– Impossible ! dit sir GeorgeStowe. J’ai fait surveiller Gipsy à toute heure du jour etde nuit. On a étranglé tous ceux qui avaient voulu l’épouser.

On étranglera ce soir ce Français audacieuxqui ose tenter l’aventure, après avoir eu la hardiesse des’attaquer à moi-même.

Mais sir James Nively arrivait avec despreuves convaincantes.

Il expliqua comment, chaque nuit, Gipsysortait de chez elle, non point par la porte, mais par la fenêtre,passait au bord d’un toit et, sous des habits d’homme, gagnait unautre escalier.

Enfin, comment deux hommes cachés aux environsde la maison de sir Arthur Newil avaient vu entrer Gipsy etl’avaient parfaitement reconnue.

En écoutant tout cela sir George Stowe écumaitde rage.

– Kourali ! dit-il enfin, prendsgarde si tu m’as menti !

– Je ne mens jamais,Lumière !

– Ainsi Gipsy a un amant ?

– Ce même Arthur Newil qui possède votresecret.

– Et il la voit chaque soir ?

– Toutes les nuits.

– Ils ne se verront plus.

Et sir George Stowe eut un sourire à fairefrémir.

– Qu’ordonnez-vous,Lumière ? demanda encore sir James Nively.

– La mort des coupables, réponditfroidement sir George Stowe.

Sir James Nively s’inclina.

Après un moment de silence, George Stowereprit :

– Toute femme consacrée à la déesse Kâliest condamnée à une chasteté éternelle.

– Je sais cela, Lumière.

– Si elle trompe la surveillance exercéesur elle, si les lèvres d’un homme effleurent ses lèvres, cettefemme doit mourir.

– Étranglée ? demanda sir JamesNively.

– Étranglée ou brûlée.

– Quel genre de mort ordonnez-vous pourGipsy, Lumière ?

– Le bûcher.

– Quel jour fixez-vous pourl’exécution ?

– Demain. Mais il est nécessaire des’assurer de sa personne cette nuit même.

– Ce sera fait, répondit le baronnetNively.

George Stowe continua :

– L’amant de Gipsy est donc sirArthur ?

– Oui.

– Sir Arthur mourra.

– Je l’ai pensé, dit Kourali, mais jen’ai pas voulu le faire étrangler sans prendre vos ordres.

– Il ne sera pas étranglé dit GeorgeStowe.

– Ah !

– Il sera brûlé sur le même bûcher queGipsy.

– C’est bien dit le capitaine de cipayes.Quand vous reverrai-je, Lumière ?

– Aussitôt que Gipsy et sir Arthur seronten notre pouvoir.

– Et le Français, que faut-il enfaire ?

Sir George Stowe fronça lesourcil.

– Osmanca s’est chargé de l’étrangler,dit-il. Mais si Osmanca manque son coup, il ne faut pas s’enpréoccuper davantage.

– Pourquoi ?

– Parce que je m’en charge, dit sirGeorge Stowe.

Et il congédia sir James Nively, et lui dit enlui tendant la main :

– Tu as bien compris, n’est-cepas ?

– Oui, Lumière.

– Demain, sir Arthur Newil et Gipsyseront brûlés sur le même bûcher !

Kourali s’inclina et quitta son chef.

Ce dernier, alors, remonta dans sa chambre,ouvrit la porte de la petite pagode et alla se prosterner devant lebassin, dans l’eau duquel nageait sans relâche le poisson rouge,c’est-à-dire l’âme de son père.

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