Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 32

 

Sir George Stowe n’était pas encore remis del’émotion que lui avaient fait éprouver les étranges paroles dubaronnet sir James Nively.

Celui-ci reprit :

– Il y a près de soixante ans que notreassociation existe.

Elle a deux mots de ralliement, – un pour levulgaire, dont tu faisais partie tout à l’heure :

« Obéissance à la déesse Kâli. »

Un pour ceux qui nous gouvernent, c’est-à-direpour la fraction éclairée de notre secte :

« Haine et destruction del’Angleterre. »

Commences-tu à comprendre ?

– J’écoute, dit froidement sir GeorgeStowe.

– Quand les Anglais ont envahi l’Inde,poursuivit sir James, les princes, les chefs de tribus, leslettrés, comme disent nos voisins les Chinois, ont compris quecette grande corruptrice des nations subjuguerait la race indienneet l’abrutirait peu à peu, si on n’avait à lui opposer d’autre armedéfensive que l’amour de la patrie et de la liberté.

Pour lutter avec l’Angleterre à force égale,il fallait opposer une barbarie apparente à la civilisationempoisonnée.

C’est pour cela que tous ceux qui ne croyaientplus depuis longtemps ni à Wichnou et ses incarnations sans nombre,ni à la déesse Kâli, principe du mal, ni au dieu Sivah, principe dubien, mais qui voulaient l’Inde libre, de la mer Rouge aux sourcesdu Gange, s’appuyèrent sur le fanatisme religieux.

Les Étrangleurs naquirent.

Et de même que certaines sociétés secrètesd’Europe qui, voulant renverser les rois, commencèrent par lesaffilier, nos chefs s’affilièrent des Anglais et se lesinféodèrent, pour ainsi dire.

Le baronnet s’arrêta un moment pour reprendrehaleine, tandis que sir George Stowe, le regardant toujours avecstupeur, semblait se demander s’il n’était pas le jouet d’unrêve.

Puis le baronnet reprit :

– Il y a à Londres et à Calcutta telofficier supérieur dans l’armée de terre ou de mer, tel cadetpauvre et dévoré d’ambition qui font partie de notre secte.

Ceux-là ne croient pas plus que moi à ladéesse Kâli, ceux-là n’étranglent pas comme nous, mais ils laissentétrangler…

Les uns tiennent à l’Inde par des liensoccultes, les autres nous servent par intérêt et par calcul.

En veux-tu une preuve ?

Et le baronnet s’arrêta encore.

Cette fois ce fut pour prendre dans sa pocheun petit étui en maroquin, duquel il tira un cigare.

Puis il appela la femme aux bracelets d’or,qui accourut avec une lampe qu’elle lui présenta.

Sir James Nively alluma le cigare etreprit :

– Tu sais l’histoire de cette NadéïaKomistroï, dont la mère, miss Anna Harris, consacrée à la déesseKâli, fut étranglée en mettant sa fille au monde.

Tu sais aussi que Nadéïa a une fille et quetoutes deux doivent mourir.

Sir George Stowe s’inclina.

– Oui, reprit sir James Nively, tu saiscela ; mais ce que tu ne sais pas, c’est pourquoi elles ontété marquées et condamnées ?

– Parce que la déesse l’avait vouluainsi.

– Innocent ! fit sir James enhaussant les épaules, la déesse ne veut que ce que nousvoulons.

Ce que tu ne sais pas, je vais te le dire,moi.

Miss Anna, la jeune fille qui voulutabsolument épouser le général russe Komistroï, était la fille delord Harris, gouverneur de Calcutta.

– Je sais cela.

– Lord Harris avait été cruel pour lesIndiens, et la vengeance des Étrangleurs le poursuivait.

Mais on se fut contenté d’étrangler lordHarris, sans toucher à sa fille, si elle n’avait eu une sœur.

Or, écoute bien. Lord Harris avait un frèreplus jeune que lui de vingt ans.

Ce frère cadet convoitait l’immense fortune delord Harris, et il avait songé à se l’approprier en épousant unedes filles de son frère et en faisant mourir l’autre.

– Eh bien ? fit GeorgeStowe.

– Sir John Harris était affilié à cettesecte des Étrangleurs que son frère persécutait.

L’Anglo-indien fit un geste de surprise.

– Lord Harris étranglé, sir John Harrisest devenu le protecteur de sa nièce, miss Ellen qu’il a épousée.Miss Anna est morte, mais elle a une fille, Nadéïa, qui pourrait unjour ou l’autre réclamer devant les tribunaux anglais la moitié dela fortune de lord Harris.

– Ah ! dit sir George Stowe, dansl’esprit duquel s’opérait peu à peu une réaction, je commence àcomprendre.

– C’est pour cela qu’il faut que le vieuxKomistroï meure, que Nadéïa meure et que sa fille meure aveceux ; car sir John Harris, devenu lord Harris, a toujours étéfidèle à notre mystérieuse association.

– Mais, s’écria sir George Stowe, s’il enest ainsi, pourquoi donc avons-nous tant tenu à ce que Gipsy ne semariât point et avons-nous voulu brûler cette malheureusebohémienne ?

– C’est une autre histoire que tu medemandes, dit sir James Nively.

– J’écoute, dit sir GeorgeStowe.

– Non, dit sir James, je te la dirai plustard, car elle est un peu longue d’abord, et ensuite nous avons deschoses plus sérieuses à faire.

Sir George Stowe s’inclina en signe desoumission.

– Je suis donc, reprit le baronnet, tonmaître désormais…, ton maître absolu.

– J’obéirai.

– Mais il est inutile que les gens quiexécutent nos ordres soient informés de ta déchéance. Pour eux tuseras toujours la Lumière, pour moi tu serasl’esclave.

Tu leur transmettras les ordres que je tedonnerai.

Sir George Stowe s’inclina.

– Maintenant, quel est cet homme, ceFrançais qui ose s’attaquer à nous ? D’où vient-il ? Quelest son nom ?

– Je l’ignore. Tout ce que je puis vousdire, Lumière, c’est qu’il habite dans Haymarket unepetite maison.

– Seul ?

– Non, en compagnie d’une femme qui passepour la sienne.

– Est-elle belle ?

– Très belle.

– Je la verrai, dit sir James. Pour lemoment, écoute bien mes instructions.

– Parlez…

– Il ne faut pas s’occuper du Français…il ne faut chercher que Gipsy…

– Ah !

– C’est une besogne qui me concerne.

– J’ai pourtant juré une haine à mort àcet homme, dit sir George Stowe.

– Esclave, dit froidement sir JamesNively, la haine est un sentiment qui ne doit germer que dans lecœur de ceux qui commandent. Tu n’es plus qu’un instrument.Obéis.

Sir George Stowe s’inclina encore.

Mais, chose bizarre ! la haine quibouillonnait dans son âme changeait subitement de courant et debut.

Ce n’était plus Rocambole que sir George Stowehaïssait de toutes les puissances de son cœur sanguinaire etsauvage.

C’était sir James Nively, le hautain baronnetqui venait de le fouler aux pieds.

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