Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 30

 

Les gentlemen que ce spectacle féroce avaitattirés n’avaient pas la sensibilité nerveuse de l’Irlandaise.

Ils s’étaient tous penchés sur la caissequ’ils entouraient, attachant un avide regard sur les deuxcombattants.

Quelques-uns, cependant, se prirent à examinerle Français du coin de l’œil.

Il était parfaitement tranquille, et neparaissait pas éprouver le moindre doute sur l’issue du combat.

Le terrier gronda deux fois.

Le petit havanais s’était couché au milieu dela caisse, son museau allongé sur ses pattes.

Après avoir grondé, le terrier fit unbond.

La sensible Irlandaise ferma de nouveau lesyeux.

Mais le petit chien bondit en sens inverse etse trouva à l’autre bout de la caisse.

Le terrier revint sur lui-même.

Léger comme un singe, le havanais passa pardessus son dos.

Ce fut pendant trois minutes, non un combat,mais une course.

Le terrier poursuivait, le havanaisfuyait.

Chaque fois que le premier avait acculé sonadversaire dans un coin, il lançait sa patte en avant et ouvrait saredoutable mâchoire.

La patte frappait le vide, la mâchoire nesaisissait rien.

Le sang montait au visage de sir GeorgeStowe.

Il dit au Français d’un ton rauque :

– Il fallait me dire, monsieur, que votrechien était un coureur de steeple-chase.

– Monsieur, répondit le maître du petitchien, nous en terminerons quand vous voudrez.

– Vous avoueriez-vous vaincu ?

– Oh ! non, dit le Français ensouriant.

Et se penchant sur la caisse :

– Kiss ! kiss ! Neptuno,dit-il.

Ce fut le signal et les rôles changèrent.

Prompt comme l’éclair, le petit chien setrouva sur le dos du terrier, à cheval comme un singe à qui on adonné des leçons d’équitation, et il le mordit au cou.

Le terrier rugit, essaya, d’un violent coup dereins, de se débarrasser de son ennemi et ne put y parvenir.

Le terrier avait le poil ras : les dentsdu havanais pénétraient profondément dans son corps.

Le terrier faisait des bonds prodigieux, lepetit chien tenait bon.

Parfois, cependant, et comme s’il eût voulureprendre haleine, il se laissait glisser à terre.

Alors, ivre de fureur, le terrier seretournait et le havanais se remettait à fuir.

Puis il lui sautait encore sur le dos et lemordait encore et toujours.

– Kiss ! kiss ! Neptuno, disaitle Français.

Le terrier hurlait.

Les Anglais enthousiasmés criaient :

– Hurrah ! Neptuno, for ever,Neptuno !

Sir George Stowe était devenu livide.

Le havanais mordait toujours, et le terrier seroulait sur lui-même espérant se débarrasser ainsi de son agileennemi.

– Eh bien ! monsieur, dit leFrançais à Sir George Stowe, qu’en pensez-vous ?

Sir George Stowe était pâle et frémissant.

– Faut-il continuer ? demanda leFrançais.

– Mais… sans doute…

Et le gentleman se redressa superbe de colèreet de dédain.

– Je vous préviens, observa le Français,que votre chien sera mort dans trois minutes.

– J’en ai d’autres, dit sèchement sirGeorge Stowe.

– Kiss ! Neptuno ! dit unedernière fois le Français.

La prophétie du Français devait s’accomplir,le petit havanais enfonça ses dents une dernière fois, et leterrier tomba étranglé.

Un moment encore, il se roula dans la caisse,en proie aux dernières convulsions de l’agonie.

Le petit chien ne lâchait pas.

– Assez, Neptuno ! dit enfin leFrançais.

Le havanais abandonna sa victime et d’un bondse trouva hors de la caisse.

Les Anglais battaient des mains, en débit deleur amour-propre national qui avait fort à souffrir.

L’Irlandaise sensible qui, ô miracle !était riche, offrait soixante guinées du petit chien.

Le Français répondit courtoisement que sonchien n’était pas à vendre.

– Monsieur, s’écria alors sir GeorgeStowe livide de rage, vous n’êtes peut-être pas aussi heureux quevotre chien.

– Cela dépend, répondit le Français sansse départir de son flegme.

– Tirez-vous bien le pistolet ?ricana sir George.

– Je coupe dix balles de suite sur unelame de couteau.

– Voilà ce que je voudrais voir…

– Je vous le montrerai quand vousvoudrez.

– Monsieur !

– My-dear, dit le Français en souriant,aimez-vous la lueur du gaz ?

– Je ne vous comprends pas…

– J’adore me battre aux flambeaux, dit leFrançais.

Quelques gentlemen voulurent s’interposer,mais le Français leur dit :

– Laissez, messieurs ; sir GeorgeStowe a besoin d’une leçon. Je la lui donnerai.

– Monsieur, répondit sir George Stowe,j’ai affaire cette nuit. Mais si demain vous voulez vous trouver àl’embarcadère de Birmingham avec deux de vos amis, au train de huitheures, nous irons faire une promenade dans la campagne deLondres.

– Comme il vous plaira, répondit leFrançais.

Il prit son petit chien sous son bras, salual’assistance, un peu abasourdie de la tournure que venait deprendre la conversation des deux parieurs et sortit de la cave toutseul.

– Excentric ! murmurèrent lesAnglais.

Sir George Stowe avait déjà disparu.

La cave aboutissait à un corridor quirejoignait un escalier, lequel aboutissait dans le vestibule del’hôtel Dubourg.

Le Français, arrivé sous le vestibule,s’approcha d’un gros et gras personnage, tout vêtu de noir, maisqui avait l’air cependant d’un domestique.

Celui-ci prit le petit chien des mains de sonmaître, puis il jeta sur les épaules de ce dernier un manteaudoublé de fourrures.

– Allons-nous-en ! dit leFrançais.

Et il sortit de l’hôtel Dubourg.

Quand ils furent dans la rue, car le groshomme le suivait, le Français reprit :

– Où est le cab ?

– Là-bas.

Et le domestique étendit la main.

– Porte le chien à Vanda.

– Est-ce que vous ne venez pas,Maître ?

– Non.

Le gros homme parut hésiter.

– Eh bien ! qu’as-tu donc à meregarder comme un phénomène ? dit le Français en riant.

– Mais… Maître… c’est que…

– Quoi donc ?

– J’ai peur.

– Et de quoi, bon Dieu !

– Je n’aime pas à vous voir courir seulles rues de Londres, la nuit.

– Bah !

– Vous savez bien qu’un policeman vous adit, ce matin, qu’il n’oserait pas entrer dans le Wapping.

– Eh bien ! j’y entrerai, moi.

– Maître… supplia le gros homme.

– Ce Milon sera toujours unimbécile ! murmura le Français comme se parlant àlui-même.

Puis il dit tout haut :

– J’entrerai dans le Wapping, et celapour deux raisons : la première, c’est que j’y ai affaire, laseconde, c’est que je m’appelle Rocambole !

Et Rocambole, car c’était lui – d’un gesteimpérieux congédia le bon et naïf Milon – lequel avait toujours lafidélité d’un chien, sans en avoir toujours l’intelligence.

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