Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 27

 

Le bûcher était assez élevé pour que le feumis tout au bas ne se communiquât pas tout de suite aux fascinessupérieures.

Le bois commença à pétiller et la fumée sedégagea de la partie inférieure du bûcher.

Mais au lieu de monter verticalement, auquelcas Gipsy eût été presque subitement étouffée, elle se dirigeahorizontalement à droite et à gauche, léchant pour ainsi dire lesol de la pagode.

On eût dit un de ces brouillards qui rampentle matin sur la terre humide.

Ce phénomène, en dehors des lois et des signesordinaires, avait pour cause première l’évasion de sir ArthurNewil.

Le gentleman avait détaché une vitre de lacoupole, et cette vitre détachée établissait un courant d’air quicontrariait l’appareil très ingénieux de l’invention de sir GeorgeStowe, après les rumeurs qui avaient été colportées dans Hampsteadpar le fossoyeur loquace – appareil que le gentleman avait faitplacer dans le cintre de la pagode, juste au-dessus de l’endroit oùon avait coutume de brûler.

Cet appareil était un fumivore, commeon dit dans les usines.

Il avait suffi d’un courant d’air pour leparalyser.

Cependant le bois brûlait et pétillait, laflamme se dégageait des fascines.

Mais elle suivait la même direction inclinéede la fumée…

Si bien que Gipsy, qui avait les yeux au cielet attendait la mort avec calme, recevait à peine au bout de dixminutes quelques vagues bouffées de chaleur.

Les Indiens, hommes et femmes s’étaient remisà danser et à chanter autour du bûcher, beaucoup plus suffoqués, dureste, par la fumée, que la malheureuse bohémienne condamnée à êtrebrûlée vive.

Les femmes chantaient :

« Gloire à celle qui va, purifiée par lefeu, voir la grande déesse dans toute sa majesté.

« Gloire à Gipsy, l’élue de la déesse, lafiancée mystique d’un étrangleur du paradis. »

Un des hommes reprenait :

« L’azur étincelant du ciel indien, lamer bleue et les étoiles d’or ne sont rien auprès des splendeurs duparadis où Kâli trône en souveraine !

« Elle a des almées divines qui dansentnuit et jour sans fatigue et des musiciens qui ne se reposentjamais.

« L’or et la nacre, le marbre et leporphyre ont été employés pour la construction du palais qu’habitela déesse Kâli.

« C’est là que les trois cents dieux dontelle a fait ses époux vivent au milieu des délices.

« C’est là que les jeunes filles qui sontmortes vierges et que le feu a purifiées, trouveront un bonheuréternel.

« Gloire à toi, Gipsy ! »

L’une des matrones dit à son tour :

« Bientôt ton âme dégagée de ton corpsira se prosterner aux pieds de la déesse qui lui donnera un corpsmille fois plus beau.

« Ah ! pourquoi ne nous est-il pasdonné de te suivre ?

« Pourquoi, misérables que nous sommes,allons-nous demeurer enchaînées à la terre ! »

« Gloire à toi Gipsy, reprenait un desIndiens, car la déesse te donnera pour époux le plus brave de sesfils… »

Et tandis que ces fanatiques continuaient àdanser et à chanter autour du brasier, Gipsy commençait à ressentirles premières atteintes de la chaleur.

Mais la fumée ne montait point encore, et lesfascines supérieures du bûcher sur lesquelles reposaient les piedsde la victime n’étaient pas encore atteintes par les flammes.

Et pendant ce temps aussi, calmes, presquesouriants, ces deux autres fanatiques qu’on prenait à Londres pourdes gentlemen et qui n’étaient que des sauvages, sir George Stoweet le baronnet Nively, se tenaient à distance, suivant d’un œilattentif les progrès du feu.

– C’est long, dit enfin sir George Stowequi manifesta quelque impatience.

– Beaucoup plus long que le jour où nousavons brûlé la petite négresse, dit Nively.

– Pourquoi donc la fumée ne monte-ellepas ?

– C’est bizarre…

Ni l’un ni l’autre ne songeaient au courantd’air établi par la vitre cassée.

Et Gipsy continuait à murmurer le nom de samère, et à prier le Dieu des chrétiens de se réunir à elle.

Gipsy avait fait le sacrifice de sa vied’autant plus facilement qu’il lui fallait, maintenant, mépriser leseul homme qu’elle eût aimé.

Mais l’action du courant d’air devait êtreparalysée peu à peu.

La fumée commença à monter, la flammeatteignit la partie supérieure du bûcher.

Gipsy jeta un cri.

– Enfin ! murmura sir GeorgeStowe.

– Ce sera fini dans dix minutes, réponditle baronnet Nively.

Les Indiens continuaient leur danse et leurschants frénétiques.

Gipsy poussa un second cri, plus aigu que lepremier.

Le feu venait d’atteindre ses jambes.

Mais, à ce deuxième cri, appel suprême,dernière protestation du corps qui ne voulait pas mourir tandis quel’âme ne demandait qu’à s’envoler, un autre cri répondit.

Un cri de délivrance, un cri detriomphe !

En même temps une détonation se fit entendre,une balle siffla…

Cette balle était sans doute destinée à sirGeorge Stowe ; mais, soit que celui-ci eût fait un mouvement,en entendant ce cri qui semblait venir du ciel, soit que la mainqui tenait l’arme n’eût pas été secondée par le coup d’œil dutireur, ce ne fut pas sir George Stowe qui tomba…

Ce fut le baronnet sir Nively.

En même temps aussi, toutes les vitres de lacoupole se brisèrent et un fleuve humain se précipita d’abord surla tête de la statue, puis dégringola comme une grappe mouvanteautour des bras et des jambes du monstre de pierre.

Tous ces hommes demi-nus, le visage noirci,portaient sur la poitrine un stigmate.

Le stigmate des fils de Sivah, la sectereligieuse ennemie des adorateurs de Kâli.

L’un d’eux, celui qui paraissait être le chef,s’élança vers le bûcher et prit Gipsy dans ses bras… Il étaittemps… le feu montait et la flamme commençait à briller au milieudes spirales de fumée.

Les Indiens et les Indiennes, trompés par lestigmate étaient tombés à genoux, en poussant des cris plaintifs eten demandant grâce.

Ils croyaient fermement à l’intervention dudieu Sivah.

L’homme qui s’était emparé de Gipsy,escaladait de nouveau la statue et, suivi de sa bande,disparaissait par la coupole. – Sir George Stowe l’avaitreconnu.

C’était ce mystérieux adversaire que, depuisquelques jours, il rencontrait toujours sur sa route.

Et un autre homme aurait pu affirmer que leprétendu chef des fils de Sivah était un imposteur, et il eûtranimé ainsi le courage des Indiens. Mais cet homme se tordait dansles dernières convulsions de l’agonie et ne pouvait parler.

Cet homme c’était le baronnet sirNively !

Et Gipsy était sauvée !

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