Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 12

 

Tout en emportant Gipsy sur ses épaules,Rocambole se disait :

– Évidemment les bohémiens n’ont levéleur camp, la nuit dernière, que par excès de prudence et pour queles mystérieux persécuteurs de Gipsy ne puissent pas assister aumariage.

Mais ont-ils réussi ?

S’ils étaient restés autour de Saint-Paul,Milon et sa bande eussent tenu tête à une armée.

Tandis que maintenant me voilà…

Depuis le jour où, – et bien des annéess’étaient écoulées – Rocambole, le maudit, avait jeté sir Williamsson premier maître, dans un précipice, – Rocambole n’avait plustremblé.

Cette âme de fer, régénérée par la douleur etle repentir, était inaccessible à la crainte.

Demeuré dans la vie, lui qui eût voulu sereposer enfin dans la mort, il ne tremblait plus que pour ceux dontil avait pris la cause en mains.

Donc, Rocambole, à mesure qu’il s’éloignait ducampement des bohémiens, s’enfonçait dans la campagne déserte etsombre, les yeux fixés sur le brouillard rougeâtre et lumineux quilui indiquait Londres. – Rocambole, disons-nous, était de plus enplus inquiet.

Gipsy lui dit :

– Laissez-moi marcher, maintenant.

Et elle voulut glisser à terre.

Mais Rocambole la retint dans ses bras.

– Non, dit-il, pas à présent. Vous nemarcheriez pas assez vite.

– Oh ! j’ai peur !… murmuraGipsy.

Rocambole ne répondit pas ; mais il hâtale pas un peu plus.

La terre était détrempée. L’étroit cheminbordé d’une haie dans lequel ils marchaient était glissant, et plusd’une fois, Rocambole trébucha.

Souvent il se retournait pour mesurer ladistance parcourue.

Le feu des bohémiens n’était plus qu’un pointrougeâtre perdu dans le brouillard.

Devant lui, au contraire, le ciel s’éclairaitde cette lueur gigantesque d’hydrogène qui est le véritable jour deLondres.

Gipsy redemandait à marcher ; maisRocambole répondait :

– Non, tout à l’heure, dans dix minutes,quand nous serons aux portes de Londres…

Et malgré la pesanteur de son fardeau, ilaccélérait de plus en plus sa marche.

Mais, tout à coup, il fit un faux pas, jeta uncri et tomba la face contre terre, tandis que Gipsy lui échappaitet tombait elle-même.

Un obstacle invisible venait d’arrêterRocambole dans sa marche précipitée et l’avait fait rouler sur lesol.

En même temps, deux hommes s’élancèrent dederrière la haie.

Rocambole avait jeté un cri de rage et Gipsyun cri de terreur.

Mais Rocambole se releva.

Et comme il se relevait, un sifflement se fitdans l’air et une corde s’abattit sur son cou, le serra et lerenversa de nouveau.

Rocambole venait de trébucher dans une ficelletendue d’un bout à l’autre du chemin.

C’était ainsi qu’il avait fait tomber àVilleneuve-Saint-Georges, Osmanca et Gurhi.

Rocambole avait un lacet au cou et on essayaitde l’étrangler, comme il avait étranglé John, le valet du généralKomistroï.

C’était la peine du talion.

Rocambole n’eut que le temps de murmurer d’unevoix étouffée :

– Gipsy ! Gipsy !… ne vousinquiétez pas de moi…

Puis il tomba de nouveau, tant le lacet avaitde puissance.

Un des deux hommes s’élança sur Gipsy,demi-morte de frayeur, la prit dans ses bras et l’emporta malgréses cris.

L’autre s’approcha de Rocambole, étendu sur lesol et qui paraissait privé de sentiment.

On eût dit que le lacet avait accompli sonœuvre de mort.

Cet homme se pencha et dit enindien :

– Jamais Osmanca n’a manqué sa victime.Quand le lacet d’Osmanca siffle dans l’air, la mort le suit.Ah ! tu nous as appris, ô Français maudit, comment on tendaitune corde pour arrêter les fils de Kâli dans leur marche… et tu asvoulu nous faire croire que tu étais l’élu du dieuSivah !…

Et Osmanca riait d’un rire féroce.

Et il tournait et retournait Rocambole quiparaissait endormi déjà du sommeil de la mort.

L’Indien, qui paraissait savourer sontriomphe, continua :

– Appelle donc Sivah à ton aide,maintenant Sivah ne protège que ceux qui le servent, et tu n’esqu’un vil chrétien… ou plutôt, tu n’es plus rien, car je crois quedéjà ton âme a quitté ton corps et flotte dans lesespaces !

 

En parlant ainsi, Osmanca se penchait plusencore et cherchait à voir si Rocambole était mort.

Mais la nuit était noire.

L’Indien ouvrit alors la vareuse de Rocambole,et lui mit la main sur le cœur pour voir si ce cœur battaitencore.

Mais soudain, il se sentit pris par le coucomme dans un étau.

Les deux bras de Rocambole, inertes tout àl’heure, l’avaient saisi comme deux mâchoires de fer.

Et Rocambole, sain et sauf, se redressa endisant :

– Ah ! canaille ! sans lecollier en peau de requin que j’avais autour du cou, tum’étranglais !…

Et une de ses mains lâcha un moment Osmanca àdemi-étouffé.

Cette main s’arma d’un poignard, et la lame dece poignard disparut dans la poitrine de l’Indien, qui tomba sanspousser un cri.

Rocambole avait, en effet, au cou un collieren tout semblable à celui que portait Milon, et sur lequell’Irlandaise s’était piquée les doigts.

Ce collier avait détruit l’effet meurtrier dulasso et Rocambole n’avait fait le mort un moment que pour tromperOsmanca et pouvoir se débarrasser de lui !

– Maintenant, s’écria-t-il en repoussantdu pied le corps de l’Indien, il faut sauver Gipsy.

Tout cela avait eu lieu en moins de tempsqu’il n’en faut pour le raconter.

C’est dire que le complice d’Osmanca nepouvait être loin encore.

Un homme chargé d’un fardeau si léger qu’ilsoit, ne saurait courir aussi vite qu’un homme qui n’a rien àporter.

Rocambole s’élança donc à la poursuite duravisseur.

Au bout de quelques minutes, la robe blanchede Gipsy, évanouie sans doute, apparut dans le lointain, aux yeuxde Rocambole.

Notre héros précipita sa course.

Et, à mesure qu’il avançait, la robe blanchedevenait plus visible, et Rocambole comprit qu’il gagnait duterrain.

Mais tout à coup, un éclair brilla dansl’obscurité.

Puis une détonation succéda à l’éclair.

Puis un cri arriva aux oreilles deRocambole.

Et la robe blanche fit un brusque mouvementpuis resta immobile sur le sol.

Et Rocambole arrivant vit un homme se dresserauprès de la robe blanche.

Et cet homme avait le pied sur un autre qui setordait dans les convulsions de l’agonie.

Londres était si près, maintenant, que salueur dissipait les ténèbres.

Rocambole put donc voir distinctement etcomprendre ce qui s’était passé.

Gipsy évanouie gisait à terre.

L’homme qui se tordait frappé d’une balle, –c’était le ravisseur.

Celui qui lui appuyait un pied sur la poitrineet brandissait encore son revolver, c’était Marmouset.

L’enfant terrible avait tué l’Indien sanstoucher Gipsy.

Et il s’écria en reconnaissantRocambole :

– Convenez, maître, que je suis arrivé àtemps !

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