Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 33

 

L’Irlandaise monta sur la table et commençaainsi sa narration :

– Gipsy, comme vous le savez, est unepetite fille de Bohême.

Cependant elle n’a ni le teint cuivré, ni lescheveux noirs, ni les lèvres rouges des femmes de cette race, et ily a des vieux bohémiens de sa tribu qui prétendent que c’est uneenfant volée.

– Pardi ! fit un des hôtes duRoi George, c’est peut-être une fille de pair !

– Dame ! reprit l’Irlandaise, ellevous a des pieds pas plus longs que ça, et des mains à les dévorerde baisers, et jolie, avec ça !

– Voyons l’histoire des amoureux ?demanda sir George Stowe.

– Voilà huit ans que Gipsy est dans leWapping et qu’elle loge à White-Chapel, poursuivitl’Irlandaise.

Elle en a seize aujourd’hui.

Le bohémien qui disait être son père faisaitbonne garde autour d’elle.

Les amoureux se tenaient loin, dans cesdernières années, car les bohémiens jouent du couteau mieux quenous.

Un beau gentleman qui avait vu danser Gipsylui fit offrir un palais et des chevaux.

Le vieux bohémien alla trouver le gentleman etlui dit :

– Si Votre Honneur tient à vieillir et àvoir blanchir ses cheveux, il fera bien de ne plus s’occuper deGipsy.

Le gentleman, qui craignait un coup decouteau, se le tint pour dit.

Mais voilà que le vieux bohémien est mort, ily a un an.

Un matin, Gipsy annonça qu’elle voulait semarier.

Ceux de sa tribu lui dirent :

– Choisis parmi nous celui qui teplaira.

Gipsy choisit un grand garçon, danseur decorde et hercule, qui faisait les beaux jours des jardinspublics.

Vous savez comment se marient lesbohémiens ?

L’alderman et le chapelain n’ont rien à yvoir.

La tribu se réunit, on apporte une cruchepleine et deux verres. Les futurs époux vident la cruche, puis,quand elle est vide, ils la cassent, et les voilà mariés.

Gipsy fut mariée le jour même, puis on laconduisit en pompe à sa demeure, et on emmena, selon l’usage, sonépoux dans toutes les tavernes du Wapping.

À trois heures du matin seulement on luirendit la liberté ; et il prit le chemin de la maison de safemme.

Mais comme il allait en franchir le seuil,deux hommes cachés dans une embrasure de porte lui jetèrent unlacet au cou et l’étranglèrent.

– Et d’un ! fit le matelot.

– Trois mois après, continual’Irlandaise, Gipsy annonça de nouveau qu’elle voulait semarier.

Un autre bohémien dit :

– Moi je n’ai pas peur, jel’épouserai !

Mais il n’eut pas le temps de célébrer sanoce.

La veille du jour fixé, on le trouva mort dansson lit.

Il avait été étranglé comme le premier.

– Et de deux ! compta lematelot.

L’Irlandaise reprit :

– Personne n’osait plus épouser Gipsy.C’était une véritable terreur dans sa tribu.

Un jour, Gipsy s’écria :

– Je veux me marier, mais je n’aimepersonne. Mon premier mari et mon fiancé sont morts étranglés, sansdoute par l’ordre d’un homme qui m’aime et qui ne veut pas se faireconnaître. Eh bien ! qu’il se nomme, et quel qu’il soit, jel’épouserai !

Or, il y avait dans White-Chapel un vieux juifqui avait beaucoup d’argent et qui venait ici tous les soirs pourvoir danser Gipsy, tant il en était amoureux.

Le vieux juif fit un mensonge. Il osa dire àGipsy :

– C’est moi qui ai fait étrangler lesdeux autres !

– Tu es vieux et laid, lui répondit labohémienne, mais je n’ai qu’une parole.

Et elle mit sa main dans la main du juif.

Le soir même, le juif reçut un coup de couteauet tomba mort.

– Et de trois ! fit encore lematelot.

Un murmure courut parmi les buveurs du RoiGeorge ; mais l’Irlandaise poursuivit :

– Vous savez, quand il y a danger demort, il y a toujours des fous qui le bravent.

Quinze jours après, un matelot qui revenaitd’Amérique et qui avait entendu raconter l’histoire de Gipsy frappade son poing sur cette table et dit :

– Je n’ai pas peur, moi ! Si Gipsyveut être ma femme, je ne reculerai pas !

Gipsy accepta. On fixa le mariage au samedisuivant.

Le samedi est un jour de fête pour lesbohémiens, à cause du sabbat.

Le matelot était un garçon vaillant. De plus,il avait beaucoup d’amis parmi les matelots de son équipage ;ils se mirent en tête de le garder à tour de rôle et de veiller surlui, nuit et jour.

Ce qui n’empêcha pas le pauvre diable, entraversant un canal, de faire un faux pas, de tomber à l’eau et dese noyer.

– Et de quatre ! murmura le matelotcomme un écho inexorable.

– L’histoire du cinquième est pluscourte, dit l’Irlandaise.

C’était maître Trotty, le tavernier du pont deLondres, une manière de bœuf irlandais qui assommait un homme d’uncoup de poing.

Quand il apprit que tous les fiancés de Gipsyfinissaient mal, il s’écria :

– Par saint George, patron del’Angleterre, je vais aller trouver cette bohémienne, jel’épouserai devant le chapelain et l’alderman, et je l’installeraià mon comptoir. Nous verrons bien.

– Et quand irez-vous demander la main deGipsy ? fit un des buveurs de la taverne.

– Demain matin.

Trotty congédia ses hôtes, ferma sa boutiqueet se coucha, rêvant de la mignonne Gipsy.

Le lendemain, les voisins étonnés remarquèrentque la taverne demeurait fermée.

Ils frappèrent, Trotty ne répondit pas.

Les policemen avertis arrivèrent et firentenfoncer les portes.

On trouva Trotty étendu sans vie au milieu dela taverne, un lacet de soie au cou.

– Cinq ! murmura encore lematelot.

– Quant au sixième, reprit l’Irlandaise,au malheureux Radsy qui vient d’être étranglé à son tour, il nes’était pas vanté comme les autres d’échapper au danger.

Mais il avait dit :

– J’aime Gipsy, et si elle n’est pas mafemme, j’en mourrai !

Radsy a été étranglé cette nuit à la porte deGipsy, qu’il devait épouser demain.

– C’est fort bizarre ce que vous racontezlà, dit sir George Stowe.

– Et la morale de cette histoire, dit unmatelot en riant, c’est que Gipsy mourra vierge.

Mais comme le matelot disait cela, un des deuxbuveurs qui étaient demeurés tranquillement assis à la tablevoisine du comptoir se leva et dit :

– Eh bien ! moi, camarades, je n’aijamais vu Gipsy, et je ne sais pas si elle est aussi jolie qu’on ledit, mais pour peu qu’elle me plaise, si elle veut de moi, c’estmarché conclu !

À ces paroles, tous les regards se tournèrentvers le nouvel interlocuteur que personne ne connaissait.

Calcraff eut un geste de terreur derrière soncomptoir.

Noël regarda son maître avec épouvante.

Car c’était Rocambole qui venait de prononcerces étranges paroles.

Et comme on contemplait avec une curiositémêlée de terreur cet homme qu’on voyait pour la première fois à lataverne du Roi George, la porte s’ouvrit et une femmeentra, disant :

– J’accepte !

Cette femme, c’était la bohémienneGipsy !

Elle marcha droit à Rocambole et lui tendit lamain, et Rocambole recula, ébloui par la beauté de la jeunefille.

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