Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 29

 

Miss Cécilia était seule dans ce bel atelierde peinture où nous l’avons vue, quelques jours auparavant,recevoir son cousin sir Arthur Newil.

La nuit était proche, et les dernières clartésdu jour projetaient à peine une lueur indécise sur les toiles, lesesquisses et les chevalets, et imprimaient à cet artistiquedésordre d’un atelier un charme de plus, celui des lignesconfuses.

Depuis longtemps, miss Cécilia avait cessé detravailler.

Elle rêvait.

À quoi peut rêver une jeune fille, si ce n’està l’homme qu’elle aime ?

Miss Cécilia songeait à sir George Stowe,qu’elle n’avait pas vu depuis quatre jours.

Pourquoi ?

Une circonstance imprévue avait ajourné ledîner de lord Charring.

Lord Charring, on le sait, était un onclemagnifique et plein de tendresse pour sa jolie nièce, qui faisaittout ce qu’elle voulait, lui donnait tout ce qu’elle désirait, etavait triomphé des répugnances que sir George Stowe inspirait aureste de la famille.

Lord Charring et l’Anglo-Indien s’étaient vusà un thé donné par la mère de Cécilia.

Sir George Stowe avait plu à lordCharring.

Ce soir-là, sir Arthur Newil n’était pointvenu.

– Il boude, avait dit miss Cécilia d’unton de dédain.

Et on n’avait pas parlé davantage du commis àla marine.

Plus que jamais miss Cécilia avait foi danssir George Stowe et l’explication qu’elle avait eue avec lui, danssa maison, relativement au petit poisson, l’avait pleinementsatisfaite.

Or donc, à ce thé, lord Charring avait pris àpart l’Anglo-Indien et lui avait dit :

– Vous aimez ma nièce, et ma nièce vousaime, mais son père a des préjugés que nous ne détruirons pas en unjour : fiez-vous à moi et attendez…

Or le dîner annoncé par lord Charring avaitété ajourné parce que le noble lord possédait une magnifiquehabitation dans le Yorkshire et qu’elle venait d’être la proie desflammes.

Lord Charring était parti en toute hâte,prévenu par un télégramme.

Et miss Cécilia avait voulu attendre que sononcle fût de retour pour écrire à sir George Stowe ; maischaque jour, elle espérait voir arriver une lettre, un bouquet delui.

Rien ne venait !

Sir George Stowe, persuadé que sir ArthurNewil avait vu sa cousine, n’osait plus songer à miss Cécilia.

Miss Cécilia se perdait en conjectures sur lesilence de sir George Stowe.

Et elle rêvait, la jeune fille, à la chute dujour, oubliant que sa toilette du souper n’était pas faite et quecependant l’heure du repas du soir approchait.

Et tandis que sa pensée tout entière étaitconcentrée sur sir George Stowe, un domestique entra lui apportantune carte sur un plateau.

Miss Cécilia prit la carte et lut un nom quilui était tout à fait inconnu :

Rocambole

Puis, au-dessous, on avait écrit au crayon lesmots : Relativement à sir George Stowe.

Ces mots, comme on le pense bien, étaient unsésame pour la jeune fille.

Elle crut que sir George Stowe lui envoyait unmessager et elle dit vivement au domestique :

– Faites entrer cette personne.

Rocambole fut introduit.

L’homme qui s’était incarné successivementdans le brillant marquis de Chamery autrefois, et tout dernièrementdans le Major, ce type d’élégance parfaite et de grandes manières,venait de reparaître tout entier.

Miss Cécilia en voyant entrer cet homme encorejeune, au regard magnétique, se sentit dominée subitement et elleoublia qu’il ne lui avait pas été présenté.

– Miss Cécilia, dit Rocambole, je vousdemande un quart d’heure d’entretien, est-ce trop ?

Son geste, sa voix, son regard avaient quelquechose de si profondément dominateur, que miss Cécilia sentitqu’elle était sous le charme d’une fascination inattendue.

Elle ne songea pas même à prononcer le nom desir George Stowe.

Et, indiquant un siège à Rocambole, elleattendit.

Alors Rocambole lui dit :

– Je vous apporte d’abord, miss Cécilia,les adieux de votre cousin, sir Arthur Newil, qui s’est embarqué cematin à Liverpool, à bord du Goldering, pour laNouvelle-Calédonie.

Cette nouvelle était si imprévue que missCécilia ne put réprimer un geste d’étonnement.

– Comment ! fit-elle, il estparti !

– La sûreté de sa vie l’exigeait.

Miss Cécilia tressaillit, mais elle attenditencore.

Rocambole compléta sa pensée :

– Il y a quatre jours, dit-il, sir ArthurNewil a été condamné à être brûlé vif, en compagnie d’unebohémienne, sa maîtresse, et la sentence allait recevoir sonexécution, lorsqu’il est parvenu à s’échapper.

Miss Cécilia regarda Rocambole avec une sortede stupeur, et se demanda sans doute si elle n’avait pas un foudevant elle.

– Mais, monsieur, dit-elle, faites-moidonc la grâce de me dire si je dors ou si je suiséveillée !

Le regard de Rocambole avait cette limpiditéfroide qui exclut toute idée de raillerie.

– Miss Cécilia, dit-il, vous ne rêvezpas. Vous êtes parfaitement éveillée. Et ce que j’ai l’honneur devous dire est l’exacte vérité.

Il s’est trouvé dans la capitale del’Angleterre, une nation civilisée entre toutes, il s’est trouvé untribunal mystérieux qui a condamné sir Arthur Newil à être brûlévif.

Et ce tribunal, miss Cécilia, avait pourprésident un homme dont j’ai écrit le nom sur ma carte, sir GeorgeStowe !

Miss Cécilia jeta un cri ; mais le regardde Rocambole pesait sur elle, et elle n’osa point protester, commeelle l’eût fait peut-être, en se souvenant de la conversationqu’elle avait eue déjà avec sir Arthur Newil.

Rocambole continua :

– Vous pourriez douter de ma parole carje vous suis inconnu, mais vous ne douterez certainement pas desaffirmations de sir Arthur Newil.

Et il mit sous les yeux de miss Cécilia cettelettre que sir Arthur avait écrite sous le canon de sonrevolver.

Le gentleman n’avait omis aucun détail, ilavait tout avoué à miss Cécilia, son étrange amour pour Gipsy labohémienne et leur rendez-vous mystérieux et son enlèvement et sadernière entrevue avec sir George Stowe.

Tout cela était empreint d’un tel cachet devérité que miss Cécilia demeura comme foudroyée.

Cependant son amour parlait encore plus hautque sa raison.

– Monsieur, dit-elle tout à coup,savez-vous bien que sir Arthur Newil m’a aimée ?

– Je le sais, mademoiselle.

– Qui me dit que cette lettre… n’est pas…une calomnie ?…

– Miss Cécilia, dit gravement Rocambole,si vous voulez me donner trois jours, je vous montrerai sir GeorgeStowe présidant une assemblée d’Étrangleurs !

Ces mots produisirent sur miss Cécilia unerévolution violente.

– Si vous faites cela, dit-elle, si vousm’avez dit vrai, l’amour que j’avais pour cet homme se changera enhaine, et je n’aurai ni repos, ni trêve qu’il n’ait payé ses crimesde sa vie.

– J’ai compté sur vous, dit froidementRocambole.

Et il se leva et prit congé de la jeunefille.

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