Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 45

 

Au coup de cloche, le valet étendu sur unebanquette dans l’antichambre et qui ne s’était pas éveillé lorsqueson maître était rentré, bien qu’il fût alors dix heures du matin,le valet, disons-nous, se leva tout d’une pièce et se précipitadans le jardin.

Attentif derrière les rideaux de la croisée,sir George Stowe, qui était vivement surexcité, fixait son regardsur la porte que le valet venait d’ouvrir.

Un homme entra.

Sir George Stowe étouffa un cri.

Il avait reconnu Gurhi.

C’est-à-dire le traître qui, au dire deOsmanca, avait livré aux fils de Sivah les secrets desÉtrangleurs.

Alors une colère terrible domina le désespoiret la prostration de sir George Stowe.

Il prit sur la cheminée de sa chambre unrevolver et il fut sur le point de casser la tête à Gurhi en tirantsur lui par la fenêtre.

Mais déjà Gurhi marchait d’un pas rapide versla maison.

Et sir George vit briller une telle joie surle visage du psylle qu’il remit le revolver à sa place etattendit.

Gurhi avait parlementé un moment avec levalet, qui ne l’avait jamais vu et ne voulait pas le laisserentrer, bien que l’absence de la lettre de miss Cécilia dans leplateau lui fût une preuve que sir George Stowe était deretour.

Mais Gurhi avait repoussé le valet avecl’autorité d’un homme qui n’a pas le temps de faireantichambre.

Si le valet n’avait jamais vu Gurhi, celui-cicependant connaissait parfaitement la maison que sir George Stowehabitait et dans laquelle il était venu souvent la nuit.

Ainsi, repoussant le domestique, s’élança-t-ildans l’escalier qu’il monta quatre à quatre.

Puis il fit irruption comme une bombe dans lachambre de sir George Stowe.

L’Anglo-Indien était encore dans son costumemystique.

Gurhi se précipita à genoux et dit :

– Lumière, ma vie est à toi,mais avant d’en disposer, au nom de la déesse Kâli, que je n’aipoint cessé de servir, écoute-moi.

– Poussière, répondit sir George Stowe,d’où viens-tu ?

– J’étais aux mains de tes ennemis.

– Les fils de Sivah ?

Gurhi se mit à rire tout à coup :

– Il n’y a pas de fils de Sivah àLondres, dit-il.

Cette réponse fit faire un pas en arrière àsir George Stowe.

– Écoute-moi, Lumière,écoute-moi jusqu’au bout, reprit Gurhi, et tu verras qu’Osmanca etmoi nous avons été trompés.

– Tu m’as trahi, dit sir GeorgeStowe.

– Ma vie payera ma trahison, réponditl’eunuque, dont les yeux brillaient de fanatique. Mais il faut quetu saches tout.

– Parle !

Et Gurhi, demeurant à genoux, raconta à sirGeorge Stowe ce que ce dernier savait déjà par le récit d’Osmanca,c’est-à-dire comment l’expédition de Paris avait échoué, etcomment, étant tous deux aux mains d’un homme qui paraissaitexercer sur tout ce qui l’entourait une autorité suprême et parlaitla langue indienne très purement, ils avaient cru avoir affaire auchef des fils de Sivah.

– Mais, dit sir George Stowe, cet hommedont tu parles, et que je reconnais maintenant, car c’est avec luique je me suis battu…

– Ce n’est pas un fils de Sivah.

– Je te prouve le contraire.

Le sourire de Gurhi s’épanouit de nouveau.

Et comme sir George Stowe l’écoutait anxieux,Gurhi lui raconta ce qui s’était passé, le matin même, une heureavant la rencontre.

C’était lui, Gurhi, qui avait tatoué lapoitrine de Rocambole et avait peint l’oiseau bleu et le serpentbleu.

Sir George Stowe écoutait avec une sorte dejoie sauvage.

– Mais quel est donc cet homme ?s’écria-t-il.

– Je ne sais.

– Que nous veut-il ?

– Je l’ignore.

Un ricanement de bête fauve passa dans lagorge de l’Anglo-Indien.

– Ah ! dit-il, c’est un Français, unvrai Français ; et ce n’est pas du dieu Sivah qu’il tient samission ? Eh bien ! à nous deux, alors !

Puis il prit le revolver et l’appuya sur lefront de Gurhi, toujours à genoux :

– Poussière, dit-il, à présent que tu asparlé, tu vas expier ta trahison. Prie les divinités secondairesqui obéissent à la grande déesse d’intercéder pour toi auprèsd’elle, afin que ton âme n’erre pas éternellement dans les espacesinfinis.

Mais Gurhi, impassible, répondit :

– Lumière, ma vie est à toi ettu peux me tuer, mais réfléchis avant de le faire.

– À quoi ?

– Je puis t’être utile dans la lutte quetu vas soutenir contre cet homme.

Sir George Stowe fut frappé sans doute de ceraisonnement, car il reposa le revolver sur la tablette de lacheminée.

Puis il dit brusquement :

– Ce que tu dis peut être vrai. Quesais-tu de cet homme ?

– Rien, si ce n’est son nom.

– Quel est-il ?

– Rocambole.

– Où est-il logé ?

– Dans une maison où je te conduirai.

– Comment as-tu pu luiéchapper ?

– C’est une vipère jaune qui m’aservi.

– Cet homme vit-il seul ?

– Non, avec une femme blonde qui paraîtlui obéir comme une esclave.

– C’est bien. Viens avec moi.

Et sir George Stowe poussa de nouveau la portede la pagode en miniature, ajoutant :

– Je vais consulter mon père.

Le valet de chambre de sir George Stowe, étantAnglais et chrétien, ne pouvait pas pénétrer dans la pagode.

Sir George Stowe, si pareille chose fûtarrivée, eût considéré ce lieu saint comme à jamais souillé.

Mais Gurhi, en sa qualité d’affilié auxmystères des Étrangleurs, pouvait en franchir le seuil.

Sir George Stowe entra.

Gurhi le suivit.

L’Anglo-Indien s’approcha du bassin et jeta uncri de joie…

Le petit poisson rouge nageait majestueusementet frétillait de la queue.

Ce fut pour sir George Stowe un pronosticfavorable.

Évidemment, l’âme d’Osmani le saint étaitravie de la tournure que prenaient les choses.

Gurhi s’était dévotement agenouillé etpriait.

Sir George Stowe jugea opportun d’adresserquelques questions à l’âme de son père, c’est-à-dire au petitpoisson rouge.

– Mon père, dit-il, pensez-vous que jetriompherai aisément de ce Français qui veut entraver le service dela déesse ?

Le poisson rouge nagea d’une façon plusfolâtre.

C’était sa manière de répondrefavorablement.

– Mon père, dit encore sir George Stowe,faut-il toujours veiller sur la chasteté de la bohémienneGipsy ?

Le poisson rouge précipita ses évolutions.

C’était encore une affirmation.

– Alors, dit froidement sir George Stowerayonnant, malheur à celui qui a osé lui proposer del’épouser !

Et il sortit de la pagode.

Gurhi sortit comme lui.

– Maintenant, dit l’Anglo-Indien,va-t’en.

– Où et quand recevrai-je vos ordres,Lumière ?

– Ce soir, à la taverne du RoiGeorge.

Gurhi s’inclina.

Sir George Stowe se dépouilla de son caleçonmystique, endossa une belle robe de chambre, s’assit devant unpetit bureau de bois des îles, et tandis que Gurhi s’en allait, ilécrivit le billet suivant :

« Admirable miss Cécilia,

« Je n’ai rien oublié, et je vous aimetoujours plus que la vie.

« Aujourd’hui, à deux heures, j’aurail’honneur de vous rencontrer au parc de Saint-James, et, enattendant, je vais envoyer au respectable et très honorable lordCharring, votre oncle, la carte de celui qui se dit

« Votre fidèle pour la vie,

« GEORGE STOWE, esq. »

Puis sir George Stowe ferma la lettre, lascella avec un cachet emblématique et procéda de nouveau à uneminutieuse toilette de gentleman.

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