Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 19

 

L’inquiétude de Rocambole était facile àcomprendre.

En pénétrant dans l’enclos par la brèche, lesIndiens pouvaient éviter cette corde destinée à les fairetrébucher.

En outre, avec cette finesse d’ouïe etd’odorat qui les caractérise, ils pouvaient éviter Rocambole et sabande, et battre prudemment en retraite.

Or, ce n’était pas ce que voulaitRocambole.

Protéger simplement les hôtes de la villacontre le fanatisme des Étrangleurs n’était point son uniquebut.

Rocambole voulait surtout pénétrer cet étrangemystère de gens qui, à trois mille lieues de leur pays,poursuivaient des ennemis de la déesse Kâli et du dieu Sivah.

Ce coin de l’Inde, transporté àVilleneuve-Saint-Georges, ces étrangers déguisés en ouvriersparisiens, tout cela lui paraissait si bizarre, si extraordinaire,qu’il voulait avoir le mot de l’énigme.

Le premier des trois Indiens, c’est-à-dire ledomestique, dit encore à ses compagnons :

– Je vais rebrousser chemin.

– Pourquoi ?

– Parce que je n’ai pas la clé de lagrille.

– Par où donc es-tu sorti ? demandaOsmanca.

– Par une petite porte qui se trouve enhaut du parc. Pour y arriver, il faut redescendre et prendre unautre chemin.

– Et nous, demanda Gurhi, nous allonsrester ici ?

– Oui, jusqu’à ce que vous ayez entendules trois cris de la chouette.

– C’est bon, fit Osmanca.

Rocambole respira.

Les trois compagnons, immobiles derrière lespierres de l’éboulement, retenaient leur haleine.

Le domestique revint donc sur ses pas, etRocambole le vit redescendre le chemin creux.

Quant à Osmanca, il s’assit tellement près deRocambole, que celui-ci en étendant la main aurait pu letoucher.

Gurhi entra dans l’enclos et se coucha à platventre sur l’herbe.

La Mort-des-braves et le Chanoine attendaientavec impatience.

Mais Rocambole ne paraissait nullementpressé.

Osmanca avait les yeux sur la villa qu’onapercevait à travers les arbres du parc.

Une seule fenêtre était encore éclairée.

Marmouset, qui s’était glissé tout auprès deRocambole, approcha ses lèvres de l’oreille du Maître et luidit :

– C’est la fenêtre du vieux !

Mais si bas qu’il eût parlé, Osmancal’entendit.

Et soudain l’Indien se dressa effaré, inquiet,et cria :

– À moi, Gurhi !

En même temps, il voulut faire un pas enavant, flairant quelque mystérieux danger.

Mais alors il heurta la corde et trébucha.

Et comme il poussait un nouveau cri, leChanoine et la Mort-des-braves tombèrent sur lui comme lafoudre.

Ce fut l’affaire d’une seconde.

L’Étrangleur fut pris à la gorge et serré sifort qu’il lui fut impossible de crier.

En même temps, il fut renversé, et le Chanoinelui mit un genou sur la poitrine.

Puis, il leva son terrible merlin pour l’enfrapper.

La Mort-des-braves lui arrêta le bras.

– Il faut attendre l’ordre du Maître,dit-il.

Le Maître, de son côté, avait fait sabesogne.

Au cri jeté par Osmanca, Gurhi avait fait unbond vers lui.

Mais Rocambole, se dressant tout à coup,l’avait saisi de sa main de fer.

En même temps il lui avait appuyé son poignardsur la gorge.

Puis il avait prononcé un mot indien quisignifiait :

– Tais-toi !

L’Étrangleur avait été plus effrayé d’entendrerésonner sa langue maternelle à son oreille, que de sentir lapointe d’un stylet sur sa gorge.

Et soudain, il avait cessé de se débattre ets’était renfermé dans cette impassibilité résignée et dédaigneusede ces hommes qui croient à la fatalité et n’essayent jamais delutter contre elle.

Rocambole le renversa sous lui.

Puis il dit à Marmouset :

– Tiens-le !

Marmouset obéit.

L’Indien n’était pas très robuste ;d’ailleurs, il ne songeait pas à se défendre.

Marmouset lui prit donc les deux mains, tandisque Rocambole, ouvrant ses vêtements, le fouillait.

Gurhi avait une corde enroulée autour ducorps.

C’était son lacet d’Étrangleur.

En outre, il était nanti d’un revolver defabrique anglaise et d’un poignard sur la lame duquel étaientgravés des signes bizarres.

Rocambole s’empara du revolver, du poignard etdu lacet.

Puis il prit son mouchoir et le passa dans labouche de Gurhi en guise de bâillon.

– Tiens-le bien toujours, dit-il àMarmouset.

Et il courut à Osmanca, qui continuait à sedébattre aux mains du Chanoine et de la Mort-des-braves.

– Faut-il frapper, Maître ? demandale Chanoine.

– Non.

Et Rocambole s’approcha d’Osmanca et lui diten indien :

– Tais-toi, Sivah le veut !

L’effet de cette langue maternelle résonnanttout à coup à ses oreilles fut pour Osmanca le même que celuiproduit un instant auparavant sur Gurhi.

Il cessa de lutter, de se débattre, et regardaRocambole, dont l’œil brillait dans la nuit comme un éclair fauve,avec une sorte de terreur superstitieuse.

Rocambole le fouilla, comme il avait fouilléGurhi.

Osmanca avait pareillement sur lui une corde ànœud coulant à l’une de ses extrémités, un poignard et unrevolver.

Puis Rocambole détacha cette autre corde qu’ilavait prise dans la barque et qu’il avait tendue dans le chemincreux.

Et la coupant en deux avec son poignard, il enprit la moitié et se mit en devoir d’attacher les pieds et lesmains d’Osmanca.

Osmanca ne faisait plus aucune résistance.

Ce qui mit le comble à son étonnement et à laterreur superstitieuse qui s’empara alors de lui, ce fut l’adressemerveilleuse avec laquelle Rocambole le lia.

Jamais jongleur indien n’avait fait des nœudsplus inextricables.

Rocambole le bâillonna comme il avaitbâillonné Gurhi.

Puis il dit à ses compagnons :

– À présent, mes enfants, notre plan estchangé.

– Comment cela ? demanda laMort-des-braves.

– Vous allez, le Chanoine, toi etMarmouset, prendre ces deux gaillards sur vos épaules.

– Bon ! fit la Mort-des-braves. Etpuis ?

– Et vous les porterez dans labarque.

– Mais, dit Marmouset, avec un accent deregret, est-ce que nous ne faisons pas le coup delà-haut ?

Et de la main il indiquait la villa.

– Je le ferai tout seul.

– Mais… balbutia la Mort-des-braves,est-ce que vous n’aurez pas besoin d’un coup de main,Maître ?

Rocambole haussa les épaules :

– C’est un travail d’enfant, dit-il.

Puis, pour achever de leur donner le change,il dit au Chanoine :

– Donne-moi ton merlin.

– Le voilà.

– Maintenant, ajouta-t-il, allez dans labarque en attendant, et rappelez-vous que vous me répondez de cesdeux hommes sur votre propre vie.

– Soyez tranquille, Maître, répondit laMort-des-braves.

Le Chanoine, qui était le plus vigoureux destrois, chargea Osmanca sur ses épaules.

La Mort-des-braves et Marmouset s’emparèrentde Gurhi.

Puis tous trois descendirent le long du chemincreux vers la berge.

Alors Rocambole, son merlin à la main, sedirigea vers la grille de la villa.

Mais, quand il eut fait dix pas, il jeta lemerlin et tira de sa poche l’un des deux lacets de soie.

En ce moment, la lumière qui brillait encore àl’une des fenêtres, l’intriguait.

Et alors aussi, un houhoulement d’oiseau denuit traversa l’espace.

Rocambole reconnut le signal annoncé par ledomestique aux deux Indiens.

Arrivé à la grille du parc, il se colla contreun arbre et attendit.

Peu après la grille s’ouvrit, et le domestiquefit quelques pas en dehors, disant en indien :

– Où êtes-vous ?

Soudain le lacet siffla dans l’air comme unevipère, s’abattit sur le domestique, s’enroula autour de son cou etRocambole murmura :

– Je crois que je suis de force avecmessieurs les Étrangleurs !

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