Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 32

 

Quand un étranger guidé par un policemanarrive à l’entrée du Wapping, le policeman ôte son chapeau avecrespect et lui dit :

– Votre Honneur m’excusera, mais je nevais pas plus loin.

C’est que le Wapping est le seul quartier deLondres où le gaz soit terne et dispensé très économiquement àtravers de petites ruelles noires et tortueuses qui ont conservé lecaractère du moyen âge.

Là est impuissante la lumière hydrogène qui,partout ailleurs, sème ses éblouissements, – impuissante la loi,impuissante la police.

Le pick-pocket élégant, le voleur gentlemanqui exploite le Strand, les cercles, les églises et Drury-Lane etCovent-Garden, ne se risque pas dans le Wapping.

Cet aristocrate du crime n’oserait pas heurterson dandisme au crime plébéien qui vit dans le Wapping.

Là, le voleur de bas étage, le matelotgrossier qui joue du couteau et l’Irlandaise demi-nue qui porte unquart de chapeau sur sa tête, et le transporté de Botany-bay qui atrouvé le moyen de s’échapper.

Là aussi cette race étrange chassée de tousles coins du monde, disparue partout ailleurs depuis le moyen âge,et qui a retrouvé à Londres sa cour des miracles, ses institutionset son roi ! – Les bohémiens ! ils règnent dans leWapping ; ils dominent le reste de la population.

Dans le Wapping encore, ces pauvres fous quirêvent l’indépendance de l’Irlande et qui boivent du gin dans lestavernes, à la liberté de la verte Érin.

Pendant le jour, si vous n’avez que quelquesshillings dans votre bourse, si vous avez boutonné votre habit pourdissimuler votre chaîne de montre, vous pouvez entrer dans leWapping.

Vous verrez des maisons noires et basses, desboutiques où l’on vend des loques, une population en haillons, etdes cabarets sans lumière et sans air.

Peut-être même en sortirez-vous sansaccident.

Le soir la scène change.

Une lueur douteuse brille tout à coup sur leWapping.

Au travers des vitres graisseuses, recouvertesde rideaux rouges, des public-houses et des tavernes, on voits’agiter des silhouettes étranges. Quand les portes s’ouvrent, desrefrains obscènes ou des lambeaux de querelles s’en échappent parbouffées.

Dans les rues circule une boue humaineéchangeant de mystérieuses paroles ou des rires silencieux et dessignes bizarres.

Londres aussi a son argot ; mais un argottaciturne, sans gaîté et qui vit encore plus de mimique que devocables.

C’était dans ce quartier infect qu’après uneheure de marche et avoir traversé le pont de Londres, le prétendumatelot qui était sorti de la maison à un seul étage dont la portes’était refermée, trois quarts d’heure auparavant, sur sir GeorgeStowe, était arrivé et marchait dans les ruelles sombres avec toutel’aisance d’un habitué.

Deux hommes étaient entrés dans le Wapping,derrière lui, – Rocambole et Noël.

Eux aussi s’étaient mis à circuler au milieude ce flot de haillons, avec la nonchalance de gens qui passentpresque toutes leurs soirées dans le Wapping.

Le prétendu matelot que personne peut-êtren’aurait reconnu, mais en qui Rocambole avait deviné sur-le-champsir George Stowe, s’en alla droit à la taverne du RoiGeorge.

La taverne du Roi George est le plusterrible repaire du Wapping.

Le maître de l’établissement porte un nomredoutable : il s’appelle Calcraff, comme le bourreau deLondres.

Peut-être est-il son parent.

C’est un homme de stature colossale, dont lesfavoris roux commencent à grisonner, qui, d’un coup de poing briseun escabeau, et qui, honnête, vit depuis vingt années au milieu dece peuple de brigands qui l’aime ou tout au moins le craint et lerespecte.

Calcraff n’est ni voleur, ni repris dejustice. Il a sa patente en règle, il n’a jamais fait tort àpersonne d’un penny, mais il est tolérant.

Si on se bat chez lui, il laisse faire.

Parfois, deux filous, assis à une tablevoisine de son comptoir, causent assez haut pour que leurs proposarrivent à l’oreille de Calcraff.

Mais Calcraff n’est pas curieux ; etpuis, il ne se mêle que de ses affaires.

Si deux matelots en viennent aux coups decouteau et que l’un d’eux soit tué, Calcraff prend le mort sur sesépaules et le porte dans la rue en disant :

– Je ne veux pas d’affaires avec lapolice.

Ce qui excite toujours l’hilarité générale,car on sait bien que la police n’entre jamais dans le Wapping.

Il n’y a qu’un point sur lequel maîtreCalcraff n’entend pas la raillerie : c’est le respect qu’ondoit à ses deux servantes, Jane et Betty.

On ne prend pas la taille à Jane, on ne ditjamais un mot leste à Betty.

Un matelot qui s’en revenait des mers de Chineet entrait pour la première fois au Roi George, s’étantavisé de mettre un baiser sur le cou bruni de Jane, Calcraff leprit par les épaules et le jeta dans la rue à travers la devanture,dont toutes les vitres furent brisées.

Jane et Betty sont deux solides Irlandaises,les nièces de Calcraff, qui gardent le cabaret en sonabsence ; car le tavernier ne couche pas au Wapping.

Dans la journée, on ne le voit jamais à soncomptoir et l’on prétend tout bas dans le quartier qu’il vit dansune des belles rues de Londres, habite une confortable maison etqu’on l’a rencontré le dimanche, vêtu en gentleman, sous lesombrages de Hyde-Park, en été, c’est-à-dire pendant la saison,donnant le bras à une ravissante et mignonne créature qui paraîtavoir vingt ans, ressemble à une tête de keapseake et l’appelle« mon père ».

Le faux matelot était donc entré dans lataverne du Roi George, ce soir-là ; il s’était mêmeeffacé sur le seuil, pour laisser passer Noël et Rocambole, quiétaient allés se placer à une table voisine du comptoir.

Les buveurs étaient nombreux, mais quelque peutaciturnes.

On s’entretenait à voix basse d’un événementqui avait mis, deux heures auparavant, tout le Wapping en émoi.

Rocambole prêta l’oreille.

Un matelot disait :

– Nous ne sommes pourtant plus dansl’Inde, ici. Cependant voici des choses qui ne se passent que sousle ciel de Calcutta et de Madras.

– Pauvre Gipsy ! disait uneIrlandaise qui faisait peu de cas de la vertu et qui en était à satroisième pinte de gin, elle ne mérite pourtant pas ce qui luiarrive.

– Moi, dit un autre matelot, la premièrefois que je l’ai vue danser, j’ai senti quelque chose me monter aucerveau ; mon sang s’est mis à chauffer, et il m’a semblé quej’avais un charbon dans la poitrine. J’avais touché ma primed’embarquement, quinze livres et vingt-deux shillings, s’il vousplaît. Je me dis :

– Si Gipsy veut m’aimer, jel’épouse !

Mais quand je lui fis mes offres, elle me ritau nez de si bon cœur que je m’en allai.

– Eh bien ! dit l’Irlandaise, tu aseu de la chance.

– Je le crois.

Sir George Stowe, car c’était bien lui,s’approcha du groupe où la conversation était la plus animée.

– De quoi s’agit-il ?demanda-t-il.

– Tu n’es pas sans connaître Gipsy, labohémienne ? lui dit un des habitués du RoiGeorge.

– Certainement non. C’est elle qui dansetous les soirs ici.

– Justement.

– Eh bien ! il lui est arrivé unnouveau malheur.

– Ah ! dit le faux matelot. Quoidonc ?

– Gipsy ne peut pas avoir unamoureux.

– Comment cela ?

– Voici le sixième prétendant depuis unan.

– Eh bien ?

– Un beau garçon, ma foi ! ditl’Irlandaise, et qui était fort comme Calcraff lui-même.

En parlant ainsi, l’Irlandaise salua letavernier qui, sensible à l’éloge, lui rendit son salut.

– Eh bien ! que lui est-ilarrivé ? demanda encore sir George Stowe.

– Ce qui est arrivé aux autres.

– Ah !

– Mort comme eux. Gipsy doit se tordreles mains de désespoir. Pauvre Gipsy !

– Elle ne dansera pas ce soir, soupira unhabitué, très amateur des pirouettes et des pointes de labohémienne.

– Où l’a-t-on trouvé ? demandal’Irlandaise.

– Qui donc ? Radsy ?

– Oui.

– Comme les autres, à la porte de Gipsy,dans White-Chapel.

Rocambole avait échangé un rapide signed’intelligence avec Calcraff.

L’Irlandaise avala un grand verre de gin etreprit :

– Je vais vous dire l’histoire de Gipsyet de ses six amoureux. Je la sais mieux que personne.

Rocambole ne quittait pas des yeux sir GeorgeStowe, qui demeurait impassible.

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