Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 38

 

Le vent faisait rage, la pluie fouettait lesvitres du vieux manoir et le feu qui flambait dans la cuisine avaitréuni en cercle toute la domesticité.

C’était au château de Rochebrune en Picardie,à quelques lieues de Noyon, non loin de la route d’Amiens.

Rochebrune était une vieille demeurecontemporaine des croisades, un reste de château-fort dont lesfossés avaient été comblés et le pont-levis remplacé, dans un âgeplus doux, par un pont ordinaire. Adossé aux derniers escarpementsd’une colline, dominant une vallée sombre et presque sauvage, lesmurs noircis, envahis par le lierre, ses tourelles grises habitéespar les orfraies et les corbeaux, le manoir de Rochebrune, hiver etété, que le printemps fût vert ou que l’automne étalât ses joursles plus chauds, avait un aspect sinistre qui saisissait levoyageur.

Car, là-bas, tout au fond de la vallée,passait une route, maintenant presque déserte en tout temps,autrefois, avant le chemin de fer, bruyante à toute heure.

Rochebrune était un château légendaire. Lessombres histoires qui avaient trait à son beffroi ou à l’étangmorne et verdâtre qui s’étendait sous ses murs, au midi, secomptaient par centaines.

Pendant près de cent années, il avait étéinhabité et avait eu la réputation d’un lieu maudit.

Un baron de Rochebrune, dernier du nom, yavait assassiné sa femme.

Les héritiers, gentilshommes poitevins,avaient loué les fermes et muré la porte du château.

La mauvaise réputation de ce manoir où,disait-on, le fantôme de la châtelaine assassinée revenait chaquenuit, l’avait sauvé de la destruction de 1793.

Plus de trois quarts de siècle s’étaientécoulés sans qu’on y pénétrât et sans qu’il se présentât unacquéreur.

Enfin, un jour, il y avait de cela cinq à sixans, deux Anglais qui passaient par là, en chaise de poste,entendirent raconter les légendes, eurent la curiosité de visiterle lieu de terreur et finirent par l’acheter.

Il est vrai que ces deux Anglais, ou plutôtcet Anglais et cette Anglaise, car il y avait un homme et unefemme, étaient eux-mêmes des personnages quelque peulégendaires.

La femme était de qualité, l’homme aucontraire était une manière d’intendant.

Il appelait sa maîtresse milady ; elle lenommait Bob, tout court.

Milady, quand elle arriva, était une femmed’environ trente-six ans, brune comme certaines Irlandaises, avecdes yeux noirs brillant d’une flamme sombre, pâle à ce point qu’oneût dit un fantôme et cependant d’une beauté étrange et presquefatale.

Bob était un homme déjà vieux.

Il était grand, sec, avec des cheveux blancs,le visage jaune, le regard non moins sombre et non moins étincelantque sa maîtresse.

Comme ils ne trouvèrent dans le pays aucundomestique qui voulût coucher à Rochebrune, ils firent venir desgens de Paris ou d’ailleurs.

Pendant une année, une légion d’ouvriers futoccupée à restaurer le château.

Puis on congédia les ouvriers, et l’existencebizarre à laquelle nous allons être initiés commença pour ces deuxpersonnages.

Milady sortait à cheval le matin, mais elle nese montrait ni dans les bourgs voisins, ni dans les villes desenvirons.

Elle évitait les fermes et les maisons, neparlait jamais à personne, pas même aux gens du château.

Jamais elle ne recevait de visiteurs.

Les mendiants eux-mêmes se détournaient deRochebrune.

Bob, l’intendant, n’était pas pluscommunicatif que sa maîtresse.

Les domestiques eux-mêmes, tous étrangers dureste, ne parlaient à personne.

Cependant, comme on va le voir, ils serattrapaient entre eux, car ce soir-là, à la cuisine du manoir, laconversation était des plus animées.

– Voilà un vilain temps, disait Saturnin,le valet de chambre.

Madame passera encore une mauvaise nuit.

– Nous l’entendrons crier et demandergrâce, dit la cuisinière.

– Quel malheur de ne pas savoirl’anglais, murmura un petit jeune homme qui remplissait àRochebrune les fonctions de palefrenier. Il répondait au nom deJacquot.

– À quoi ça te servirait-il, de savoirl’anglais ? disait la cuisinière.

– Au moins, quand madame crie, la nuit,nous comprendrions ce qu’elle dit.

– Pour sûr, dit Saturnin, les espritsreviendront cette nuit.

– Mais ils viennent souvent depuisquelque temps, observa Jacquot.

– Et sait-on dans quelle chambre coucheramilady cette nuit ? continua la cuisinière.

– Tu sais bien, répondit Saturnin,qu’elle change tous les soirs.

– Elle espère, de cette façon, éviter lesesprits.

– Comme si les esprits ne savaient pastout d’avance.

– Moi, dit encore la cuisinière, j’aidans la tête que milady voit des esprits là où il n’y en a pas.

– C’te bêtise !

– Et que c’est le remords qui la met dansces états-là…

– Le remords ?

– Oui.

Puis, prenant un air mystérieux, la cuisinièreajouta :

– Je crois qu’elle a commis quelque grandcrime autrefois… à preuve…

Mais la cuisinière n’eut pas le temps decompléter sa pensée.

Un bruit se fit, un bruit inusité, qu’onn’avait peut-être jamais entendu…

Celui de la cloche qui surmontait la ported’entrée de ce manoir, où on ne recevait jamais personne et dontjamais un étranger n’avait franchi le seuil.

Et les trois domestiques se levèrent effrayéset se regardèrent.

La cloche tintait toujours.

Mais aucun des trois serviteurs nebougeait.

Tout à coup, un quatrième personnage se montrasur le seuil de la cuisine, sévère et le front chargé denuages.

C’était Bob l’intendant.

– Eh bien ! dit-il avec un accentanglais fortement prononcé.

Eh ! n’entendez-vous donc pas ?

– Mais c’est que… balbutia Saturnin.

– Comme jamais… dit la cuisinière, nousn’avons entendu…

– Allez ouvrir ! dit sévèrementBob.

Jacquot se dévoua.

Mais il revint, une minute après, plus effaréque lorsqu’il était sorti.

– Monsieur Bob, dit-il, si voussaviez…

– Quoi donc ?

– Ce sont deux étrangers…

– Eh bien ?

– Un jeune homme et une jeune dame…ruisselants de pluie…

– Que veulent-ils ?

– Ils disent que leur chaise de postes’est cassée là-bas… sur la route… et qu’ils ne savent où aller… Jeleur ai répondu qu’on ne recevait personne.

– Et ils sont partis ?

– Non, ils insistaient pour entrer…mais…

Bob fronça démesurément ses sourcils demeurésnoirs, tandis que ses cheveux avaient blanchi.

Mais il ne souffla mot et quitta lacuisine.

Les domestiques se regardaient toujours avecune sorte de stupeur.

On entendit retentir le pas lourd del’intendant dans la cage de fer du vaste escalier.

Quelques minutes s’écoulèrent. Puis, Bobrevint et dit à Jacquot :

– Va dire à ces étrangers que miladyconsent à les recevoir, à la condition qu’ils quitteront le châteaudemain matin au point du jour.

Jacquot sortit pour exécuter cet ordre, tandisque Saturnin et la cuisinière continuaient à échanger des regardseffarés.

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