Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 18

 

La femme aux bracelets d’or prit Gipsy par lamain.

– Viens ! dit-elle.

Gipsy était frappée d’atonie.

Elle comprenait vaguement que quelque chose sepréparait pour elle.

Cependant, se voyant en face d’une femme ellereprit courage.

Elle aimait encore mieux avoir affaire à unepersonne de son sexe qu’à cet homme qui lui avait mis un couteausur la gorge.

D’ailleurs on ne vit pas impunément toute sonenfance avec des bohémiens et des diseuses de bonne aventure sansdevenir superstitieux et croire à la fatalité.

Or, depuis trois quarts d’heure qu’elle étaitaux mains de ces inconnus, Gipsy se disait :

– J’ai mérité mon sort. Si je n’avais pastrompé mon protecteur, si je n’avais pas quitté ma chambre sans leprévenir, je serais encore en liberté.

En courbant sa tête sous ce châtiment dudestin, Gipsy, sans force et sans volonté, se laissa conduire parla femme aux bracelets d’or.

Celle-ci lui fit traverser le jardin et nes’arrêta qu’aux marches d’un petit perron qui précédait levestibule de la maison.

L’homme qui avait enlevé Gipsy avait déjàdisparu.

L’Indienne ouvrit la porte du vestibule etpoussa Gipsy devant elle.

La jeune fille se trouvait alors au seuild’une vaste salle qui ressemblait à toutes les salles possiblesd’une maison anglaise quelconque.

Des bahuts et des chaises en noyer, des mursvernis à l’huile, un parquet soigneusement frotté.

Cette vue rassura un peu Gipsy.

La femme aux bracelets d’or posa la lampe surun guéridon et dit à la jeune fille, en anglais.

– Comment te nommes-tu ?

– Gipsy.

– Quand t’a-t-on arrêtée ?

– Il y a une heure.

– As-tu faim ? As-tu soif ?

Ces étranges questions achevèrent de rendre àGipsy un peu de calme.

Il lui semblait même que la physionomie un peudure de l’Indienne s’était adoucie.

– Je n’ai ni faim ni soif,répondit-elle.

– C’est que, reprit la femme auxbracelets d’or, une fois que tu seras entrée dans le temple, tu nepourras plus ni boire, ni manger.

Gipsy ne comprit pas et reprit :

– Je n’ai pas faim !

– Comme tu voudras, dit l’Indienne.

Et sa physionomie, un moment radoucie, repritune expression cruelle et sauvage.

Au bout de cette première salle formantvestibule, il y avait une porte vers laquelle, tenant toujoursGipsy par la main, la femme aux bracelets d’or se dirigea.

Au seuil de cette porte se trouvait une sortede tamtam qu’elle ramassa, et sur lequel elle frappa trois coupsinégalement espacés.

Au troisième la porte s’ouvrit.

– Entre ! dit l’Indienne.

Et elle poussa Gipsy devant elle.

Puis la porte se referma.

Gipsy se trouva alors dans une obscuritéprofonde.

Elle se retourna ; sa conductrice l’avaitabandonnée.

Gipsy était seule.

L’effroi la reprit. Elle appela ausecours…

Sa voix, cette voix fraîche, harmonieuse entretoutes, fut répercutée par mille échos, et finit par rouler commeun tonnerre lointain.

– Ô mon Dieu ! murmura Gipsy, oùsuis-je donc ?

Et elle n’osa faire un pas en avant, craignantde rouler dans quelque abîme inconnu.

Puis elle tomba à genoux, et un nom expira surses lèvres.

Ce n’était pas le nom de sir Arthur Newil.

C’était celui de l’homme qui l’avait sauvéeune fois déjà, – le nom de Rocambole.

Mais Rocambole ne vint pas à son aide, et nulne lui répondit.

Tout à coup les ténèbres qui l’environnaientfurent traversées par un rayon de clarté.

Puis un point rougeâtre s’alluma devantelle.

Puis ce point grandit peu à peu et devintsemblable à un soleil sans rayons traversant une couche debrumes.

En même temps les ténèbres se dissipèrent peuà peu autour de Gipsy, et il lui parut qu’elle était dans une sortede rotonde qui s’éclairait par le cintre.

En effet, une lampe venait de brillersuspendue à la voûte.

Gipsy, une fois encore, sentit une curiositéinvincible dominer son effroi.

Elle regarda autour d’elle.

À mesure que la lampe, qui était renferméedans un globe d’albâtre, brillait d’un éclat plus net et plus vif,les murs de la rotonde apparaissaient à Gipsy couverts de peinturesbizarres et de signes mystérieux.

Enfin, dans le fond, et juste devant ellequelque chose de noir, de gigantesque et de monstrueux se détachatout à coup avec vigueur sur le fond de la salle, encore plongéedans l’obscurité.

Gipsy crut voir une de ces statues de bronzeornant l’entrée des squares, des places publiques ou la tête desponts, et représentant un personnage célèbre quelconque.

Mais après la grande lampe, d’autres pluspetites s’éclairèrent une à une.

Et alors la rotonde fut illuminée comme pourun bal.

Et les peintures des murs étincelèrent detoute la richesse de leur coloris, représentant des sujetsbarbares.

L’Inde tout entière, avec sa religionmystérieuse, ses divinités monstrueuses, ses mœurs étranges,apparut sur ces murailles peintes à fresque.

Gipsy se trouvait dans une pagode.

Une véritable pagode indienne, comme on entrouve dans les profondeurs caverneuses d’Élephanta !

Une pagode à Hampstead, c’est-à-dire à unmille de la Cité et de Piccadilly !

Mais ce n’étaient pas les peintures des mursqui attiraient les regards de Gipsy.

Ses yeux étaient attirés par cette statuegigantesque qui se dressait devant elle, et ne pouvaient s’endétacher.

On eût dit que le monstre de pierre et debronze fascinait la jeune fille.

Cette statue était celle de Kâli, la terribledivinité adorée par les Étrangleurs.

Jamais peintre et sculpteur au délire rêvantun monstre sous les traits d’une femme, n’eussent trouvé mieux.

C’était une image hideuse, grossière etterrifiante de cette déesse à qui l’odeur du sang humain étaitagréable et qui s’entourait, dans son paradis, des âmes des jeunesfilles étranglées par son ordre.

Et Gipsy frissonnante ne pouvait détacher sonregard du monstre, et pour la seconde fois elle tomba à genoux.

Alors une porte s’ouvrit dans le fond de lapagode.

Gipsy fit un violent effort sur elle-même,détourna ses yeux du monstre et tourna la tête vers l’endroit oùelle avait entendu du bruit.

Par la porte qui venait de s’ouvrir, quatrefemmes noires, vêtues de blanc, les bras et les chevilles cercléspareillement de bracelets d’or, entrèrent dans la pagode ets’avancèrent lentement vers Gipsy.

Celle qui marchait en tête lui posa la mainsur l’épaule et lui dit :

– Tu es bien heureuse, toi, car ton âmeira bientôt se reposer au pied du trône de la déesse.

Gipsy sentit sa raison l’abandonner…

Elle sentait bien qu’elle allaitmourir !

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