Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 40

 

La chose n’était pas douteuse pour Noël.

Sir George Stowe, qui ne s’était ainsitravesti que pour retrouver Osmanca dans le Wapping, retournaitdans Haymarket changer de costume.

En effet, à vingt pas de la maison à un seulétage où, deux heures auparavant, sir George Stowe était entré, lecab s’arrêta.

Noël demeura en dessous.

Sir George Stowe paya le cocher, descendit etse dirigea vers la maison.

Noël le vit tirer une clé de sa poche etentrer.

Alors, il lâcha l’essieu du cab qui seremettait en route et il se retrouva sur ses pieds juste au momentoù la porte se refermait.

– Le maître, se dit alors Noël, m’acommandé de suivre cet homme jusqu’au jour.

La maison dans laquelle il vient d’entrer estpeut-être la sienne, car, à Londres, tout le monde a sa maison.

Or, de deux choses l’une, ou il va ressortir,ou il rentrera tranquillement se coucher.

Dans le premier cas, je le suivrai.

Dans le second, je resterai ici jusqu’au jour.Puis je rejoindrai le maître chez Vanda.

Et Noël s’étant tenu ce raisonnement s’assitsur une borne en face de la maison.

Deux heures du matin sonnaient aux églisesvoisines et Noël attendait depuis un quart d’heure environlorsqu’un coupé clarence à deux chevaux, dont les lanternesjetaient une vive clarté, vint s’arrêter devant la maison où étaitentré sir George Stowe.

En même temps, Noël entendit un vigoureuxgoddam prononcé de fort mauvaise humeur et suivi d’unephrase dont voici la traduction exacte :

– Quel chien de métier !

Un homme de mauvaise humeur est toujoursabordable pour qui compatit à sa peine.

Noël s’approcha.

Les volets fermés du coupé annonçaient qu’ilétait vide, et c’était décidément le cocher qui avait ainsimanifesté son mécontentement.

– Vous paraissez dégoûté du métier,camarade ? lui dit Noël.

Le cocher, qui tenait en main deux superbestrotteurs, répondit :

– On serait dégoûté à moins.

– Le temps est dur, hasarda Noël.

– Et le brouillard froid, répondit lecocher.

Les gens de même profession se lientvolontiers. La veste d’écurie de Noël donna à penser au cocherqu’il avait à faire à un véritable confrère.

Noël poursuivit :

– Est-ce que vous attendez vosmaîtres ?

– J’attends un gentleman qui se rendchaque nuit à son club, joue des sommes énormes, et me faitattendre quelquefois douze heures de suite.

Cela peut plaire beaucoup à John Bounbarry, leloueur du Strand, au service de qui je suis, car le gentleman payebien, mais moi j’aimerais mieux me mettre au lit avec un bon verrede grog et une tasse de thé bien chaud.

Noël reprit :

– Je suis sans ouvrage. Ne pourriez-vouspas m’en procurer ?

Le cocher le toisa et lui trouva bonnemine.

– Connais-tu le métier ? dit-il.

– Comme père et mère, répondit Noël.

– Où as-tu servi ?

Noël cita au hasard une demi-douzaine de nomsde loueurs.

– Combien veux-tu pour prendre ma placecette nuit ?

– Serait-ce trop de troisshillings ? demanda timidement Noël.

– Va pour trois shillings.

Et le cocher ajouta d’un ton desatisfaction :

– Au moins je pourrai dormirtranquillement cinq ou six heures, car il est plus de huit heuresquand le gentleman quitte son club. Donne-moi ta veste d’écurie etje te donnerai mon paletot.

– Mais, dit Noël, où vous retrouverai-jepour vous rendre la voiture et les chevaux ?

– Demain, un peu avant huit heures je terejoindrai dans la cour du club.

Noël et le cocher changèrent alors decostume.

Puis Noël monta sur le siège et, à la manièredont il prit les rênes, le cocher comprit qu’il avait affaire à unhomme qui connaissait les chevaux.

– Je demeure à trois pas d’ici, dit-il.Je vais me coucher. À demain matin…

– À demain, dit Noël.

Le cocher s’éloigna.

Un quart d’heure après, la porte de la petitemaison s’ouvrit et sir George Stowe reparut.

Le gentleman avait fait peau neuve ; ilétait mis comme un dandy, portait de beaux gants beurre frais, unhabit noir et une cravate blanche.

Le tout disparaissait à demi sous une amplepelisse garnie de fourrures d’un très grand prix.

Il monta dans le coupé sans même faireattention à Noël qu’il prit pour son cocher ordinaire :

– East-India ! dit-il.

Le club East-India, situé dansSaint-James square, est un des plus riches et des plus beaux de lacapitale des trois royaumes.

Noël, qui savait Londres par cœur, prit lechemin le plus direct et entra dans la cour au grand trot, tournantdevant le perron avec une précision merveilleuse.

Sir George Stowe mit pied à terre, gravitlestement les degrés du perron, entra dans le vestibule, jeta sonmanteau à un grand laquais galonné sur toutes les coutures ;puis il gagna un des salons de jeu où la partie paraissait fortanimée.

Un gentleman qui tenait la banque s’écriait ence moment :

– Je tiens mille guinées de plus :qui les veut ?

– Moi, dit sir George Stowe.

Et il tira son portefeuille et jeta unepoignée de banknotes sur la table.

Un jeune homme s’approcha et luidit :

– Vous avez tort, sir George.

Le nabab le regarda et reconnut en lui un desgentlemen qui avait assisté au combat du terrier et du petit chiende La Havane.

– Pourquoi ? demanda-t-ilfroidement.

– Parce que vous n’êtes pas en veine,depuis quelques jours.

– Vous croyez ?

– Témoin, ce soir…

– Bah ! dit sir George, vous allezvoir que la veine va revenir.

– Ou la déveine continuer.

Le banquier battait les cartes.

Un des joueurs dit :

– Puisque sir George Stowe tient, je meretire.

– Pourquoi ? demanda encore l’Indienavec flegme.

– Parce que vous n’êtes pas en veine.

– Je tiens votre jeu, répondit sir GeorgeStowe.

– Soit.

Le gentleman retira son enjeu et sir GeorgeStowe jeta sur la table une nouvelle poignée de banknotes.

Le banquier tourna les cartes.

Sir George Stowe gagna.

Alors il se retourna vers le premier gentlemanqui lui avait affirmé qu’il n’était pas en veine.

– Vous voyez bien que la fortunetourne.

Et il s’assit et continua à jouer.

Pendant toute la nuit, sir George Stowe jouaet gagna.

Au point du jour, il avait devant lui unmonceau de billets de banque.

Mais comme sept heures sonnaient, il seleva.

Les joueurs qui perdaient murmurèrent.

– Je suis désolé de vous quitter, dit sirGeorge Stowe, mais j’ai un petit rendez-vous à Old Woodstock, cematin. Il s’agit pour moi de tuer un Français.

– Le Français au petit chien ?demanda-t-on.

– Justement.

Et sir George Stowe empocha son argent.

Puis il quitta froidement la salle de jeu etgagna la cour du club, où son coupé attendait toujours.

– Diable ! pensa Noël en le voyantreparaître, et le cocher qui n’est pas revenu !

– Chez moi, dit sir George en montant envoiture.

Noël rendit la main à ses trotteurs et lecoupé partit.

Noël pensait :

– Il a tout perdu… il va chercher del’argent !

Mais quand, au bout de quelques minutes, legentleman sir George Stowe, qui était rentré chez lui, ressortit,une petite boîte carrée d’une main, un paquet long enveloppé d’unfourreau de serge de l’autre, il fronça le sourcil.

– Oh ! oh ! pensa-t-il,s’agirait-il donc d’un duel ?

Noël ne se doutait pas que l’adversaire de sirGeorge Stowe n’était autre que Rocambole.

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