Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 5

 

Sir Arthur Newil avec lequel nous allons faireplus ample connaissance était un jeune homme de vingt-cinq ouvingt-six ans, résumant en sa personne le type le plus pur, commedistinction et comme beauté, de l’aristocratie anglaise.

Ses cheveux châtains, ses yeux bleus, sonteint d’une blancheur désespérante, son pied cambré, sa tailleélégante devaient faire l’admiration de toutes les misssentimentales de Londres.

Mais sir Arthur Newil ne voulait pas semarier.

Les uns attribuaient cette résolution auviolent chagrin qu’il avait éprouvé d’être refusé par sa cousinemiss Cécilia.

Les autres prétendaient que sir Arthur,n’ayant qu’une fortune médiocre, attendait qu’une héritièrefabuleuse lui tombât du ciel ou des Indes avec des millions.

D’autres encore, et c’était le plus petitnombre du reste, ajoutaient que sir Arthur Newil avait un amourmystérieux.

En effet, depuis deux années environ, leshabitudes du jeune gentleman s’étaient singulièrement modifiées auxyeux de ses amis.

On le voyait rarement au club, plus rarementencore au théâtre.

Il ne prenait plus le thé chez personne.

À partir de six heures du soir, moment où sirArthur Newil quittait son bureau de l’amirauté, jusqu’au lendemainmidi, on n’entendait plus parler de lui, et on eût dit que,possesseur d’un nouvel anneau de Gygès, il devenait invisible.

Où allait-il ?

On savait que sir Arthur Newil logeait dansPiccadilly et qu’il y occupait un appartement convenable audeuxième étage.

Mais ceux que la vie cachée du gentleman avaitlongtemps intrigués, s’étaient vainement promenés sous sesfenêtres, toujours closes, toujours sans lumière.

Donc, à partir de six heures du soir, quedevenait sir Arthur ?

C’était un mystère que nous allons essayer depénétrer.

Sir Arthur Newil gagnait le bord de la Tamise,entrait dans un quartier populeux, tournait et retournait plusieursfois sur lui-même, comme s’il eût craint d’être suivi, puisfinissait par s’arrêter devant une petite maison d’apparencehonnête et bourgeoise, qui n’avait qu’un premier étage et dont lesvolets étaient clos dès l’entrée de la nuit.

Sir Arthur tirait alors une clé de sa poche,ce qui prouvait qu’il était chez lui, et s’introduisait dans lamaison. Presque toujours, au bruit que faisait la porte en larefermant, une femme d’un âge mûr, et d’un certain embonpoint,paraissait avec empressement, au fond du petit vestibule, sur lapremière marche de l’escalier qui conduisait au sous-sol,c’est-à-dire à la cuisine.

Cette femme, qui avait l’air d’unegouvernante, et qu’on nommait mistress Barclay, saluait sir ArthurNewil du nom de monsieur William.

C’était donc une preuve que sir Arthur nevoulait pas être connu sous son véritable nom et sa qualité degentleman, car, sans cela, on l’eût appelé « sirWilliam ».

Cependant, à sa façon d’entrer, de direbonjour à la bonne femme, et d’accrocher son coachman et sonchapeau dans le vestibule, on devinait qu’il était le maître decéans.

En effet, sir Arthur ouvrait une porte àgauche, et pénétrait dans une petite salle à manger où la tableétait dressée et ne supportait qu’un seul couvert.

Sir Arthur se mettait à table et dînait, commetout bon Anglais de la classe moyenne, d’un morceau de rosbeefaccompagné de pommes de terre bouillies, d’une tranche de pudding,et d’une brise de fromage de Chester.

Le tout arrosé d’une pinte de pale-ale ou devieux porter.

Quelquefois même, il ajoutait à sa pinte debière un verre de porter.

Cela fait, il quittait son habit, endossaitune robe de chambre, se mettait à fumer, et passait dans un petitcabinet attenant à la salle à manger.

Quelques livres surchargeaient une table detravail, mêlés à des compas, une boussole et différents instrumentsde marine.

Sir Arthur Newil se mettait à travailler.

Était-ce un savant à la recherche de quelquegrand problème ?

Et quand la jeunesse dorée dont il faisaitpartie le croyait abandonné à des voluptés infinies, soutenait-ilavec cet inconnu qu’on appelle le champ des découvertes la luttepatiente de l’homme de science ?

À dix heures du soir environ, madame Barclayapportait à M. William une tasse de thé.

Puis, elle lui souhaitait le bonsoir etgagnait sa chambre.

À partir de ce moment, sir Arthur Newil netravaillait plus, ou, s’il le faisait, c’était d’une façondistraite, irrégulière.

Il tressaillait au moindre bruit, se levaitsouvent et s’approchait de la fenêtre, puis il prêtaitl’oreille…

La rue était calme, solitaire, habitée par debons bourgeois qui se couchaient tôt et se levaient matin.

Puis, enfin, quelquefois un peu avant minuit,quelquefois après, car l’heure était toujours indécise, on frappaitun léger coup aux volets.

Alors sir Arthur éteignait sa lampe, sortaitprécipitamment, et une clé tournait dans la serrure avant qu’il fûtau bout du vestibule.

Puis la porte se refermait et deux brasparfumés s’arrondissaient autour de son col, deux lèvres humides etfraîches rencontraient ses lèvres, et une voix si douce que l’oneût dit une musique céleste, lui murmurait à l’oreille :

– Ah ! mon cher bien-aimé… j’ai cruque le temps s’était arrêté et que les heures ne marchaientplus.

Et William, c’est-à-dire sir Arthur, prenaitdans ses bras cette visiteuse nocturne et l’emportait dans lecabinet maintenant plongé dans les ténèbres, et c’était descaresses sans nombre, des mots et des serments d’amour et uneivresse de bonheur plus facile à imaginer qu’à décrire.

Puis enfin, un peu avant le jour, à cetteheure silencieuse où les balayeurs se rendent à leur travail, lavisiteuse s’arrachait des bras de sir Arthur Newil, et se sauvaiten lui disant :

« À demain. »

**

*

Or, il y avait deux années que cela durait etque chaque soir sir Arthur Newil devenait monsieur William, unpauvre commis qui avait une bonne place et vivait modestement,grâce à l’économie de mistress Barclay, sa gouvernante.

Cette dernière n’avait jamais vu lamystérieuse visiteuse.

Elle ne se doutait même pas de sonexistence.

Quelquefois, cependant, sir Arthur Newil étaitobligé de dormir en ville, ou d’aller à un bal, ou encore deremonter au théâtre.

Alors, il annonçait à mistress Barclay que sonpatron, un riche banquier, lui faisait l’honneur de le retenir à satable.

Et mistress Barclay, satisfaite de cetteexplication, disait dans tout le quartier que monsieur Williamétait un jeune homme bien rangé et bien studieux.

Or, la veille du jour où nous l’avons vu venirchez miss Cécilia et lui dire qu’elle ne pouvait pas épouser sirGeorge Stowe, le gentleman sir Arthur Newil avait, chose rare, dînéau club, et c’était là que, dans la soirée, il avait rencontré sirRalph Ounderby et le capitaine de cipayes Nively.

Cette même nuit, du reste, avait été fécondeen événements.

À la suite du combat de chiens, Rocambole etNoël avaient suivi sir George Stowe dans le Wapping.

Cette nuit-là aussi, l’Irlandaise avaitraconté aux buveurs de la taverne du Roi George l’histoiredes six favoris de Gipsy la bohémienne.

Enfin, Rocambole avait offert sa main à Gipsy,et Gipsy comme nous l’avons vu, l’avait emmené chez elle.

Cette nuit-là, enfin, sir Arthur Newil,redevenu monsieur William, attendait depuis longtemps…

Et la visiteuse ne venait pas !

Deux heures du matin, puis trois avaient sonnéà Saint-Paul, mais aucun coup n’avait été frappé aux volets.

Sir Arthur était en proie à la plus viveagitation.

Enfin une clé tourna dans la serrure.

Sir Arthur se précipita avec un telempressement qu’il ne songea point à éteindre la lampe.

En même temps il se trouva en présence d’unpetit jeune homme vêtu d’une vareuse, coiffé d’un chapeau ciré.

À première vue, on aurait dit un mousse dedouze à treize ans.

Mais le chapeau ciré tomba et la luxuriantechevelure blonde de Gipsy la bohémienne se répandit sur ses épaulespareille à un fleuve d’or.

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