Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 24

 

Marmouset s’était fait le raisonnement quevoici :

– On enlève Gipsy pour que le Maître lacherche, et pour le faire tomber dans un piège. Ce n’est donc pasGipsy qui court peut-être le plus grand danger, mais c’est leMaître.

Voyons où on la conduit ?

Marmouset se trompait, mais son erreur, commeon va le voir, devait avoir un bon résultat.

Toujours cramponné à l’essieu du cab, il selaissa donc emmener sur les hauteurs de Hampstead.

Lorsque le cab s’arrêta à la grille de lamaison rouge, Marmouset écarquilla ses yeux tout grands etput remarquer la bizarrerie de l’édifice qu’il aperçut un moment,tandis que la grille s’ouvrait pour laisser passer Gipsy et sonconducteur.

Certes, si on avait dit en ce moment àMarmouset : « On va brûler vive la pauvre Gipsy »,Marmouset n’aurait pas hésité.

Il serait entré dans le jardin, le revolver aupoing, et il se fût battu comme un lion pour essayer de ladélivrer.

Mais Marmouset savait l’histoire de Gipsy.

L’Irlandaise de la taverne du RoiGeorge l’avait racontée.

Gipsy ne pouvait pas se marier.

Si Gipsy se mariait, ses époux étaientétranglés, mais il ne lui arrivait aucun mal.

Marmouset ne savait que cela, et ce fut cettenotion incomplète qui détermina sa conduite.

Il laissa donc la grille de la maison s’ouvriret se refermer sur Gipsy, le ravisseur sortir seul et remonter dansle cab en prononçant un nom.

– Sir Arthur Newil.

Ce nom, Marmouset l’avait entendu une foisdéjà dans la bouche de la géante qui avait aidé à enlever Gipsy,lorsqu’elle causait dans le public-house avec le petit homme, –c’est-à-dire avec le cocher du cab.

Et Marmouset, de plus en plus intrigué,demeura suspendu à son essieu, tandis que le cab rentrait dansLondres à toute vitesse.

Marmouset, arrivé à la Tamise, songea bien unmoment à lâcher l’essieu et à retourner auprès de Rocambole, après,toutefois, avoir averti Milon et ses hommes.

Mais, toute réflexion faite, il resta.

Ce nom d’Arthur Newil lui trottait par latête.

Au delà du pont, le cab s’arrêta un moment etun autre homme y monta.

Le nom d’Arthur Newil fut encore prononcé.

Marmouset se jura d’aller jusqu’au bout.

Le cab gagna ce quartier tranquille où, sousle nom de William, sir Arthur cachait son amour et son bonheur.

Marmouset assista alors, de sa cachette, auxévénements que nous avons déjà racontés.

Il vit les deux hommes descendre du cab etentrer dans la maison à l’aide d’une fausse clé.

Puis le bruit d’une lutte à l’intérieur.

Puis enfin les deux hommes ressortir,emportant sir Arthur Newil dans leurs bras.

Le cab se remit en route et descendit denouveau vers le pont de Waterloo.

Mais là, Marmouset lâcha l’essieu pour tout debon.

– Je sais ce que je veux savoir, dit-il,ils prennent le même chemin que tout à l’heure, donc ils vont aumême endroit.

Cette fois, allons prévenir le patron.

Et, tandis que le cab montait vers Hampstead,pour la seconde fois, Marmouset rentra au cœur de Londres et se mità courir dans la direction de White-Chapel.

**

*

Rocambole, enveloppé dans son manteau,veillait toujours à la porte de Gipsy.

Il croyait que la jeune fille dormait, car iln’entendait aucun bruit dans sa chambre.

Marmouset n’était point revenu. Rocambole sedisait encore :

– Milon et les autres sont en bas,disséminés dans les public-houses du quartier.

Et Rocambole était fort tranquille et, sansdoute, sa pensée était bien loin de Londres, à cette heure, lorsqueMarmouset remonta précipitamment l’escalier.

Il y avait deux heures qu’il était parti.

– Que t’est-il donc arrivé ? demandaRocambole en le voyant essoufflé. N’aurais-tu pas trouvéMilon ?

– Je ne suis même pas allé à Saint-Paul,dit tout bas Marmouset.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que vous allez voir que j’avaisbien autre chose à faire. Je sais où ils ont conduit Gipsy.

– Gipsy ?

– Oui, dit Marmouset, tandis que vousgardez le nid, l’oiseau n’y est plus.

– Gipsy n’est plus dans sachambre ?

– Non.

Rocambole jeta la porte bas d’un coup d’épauleet s’arrêta, muet d’étonnement, sur le seuil.

La lune qui brillait au ciel éclairait lepauvre réduit de la bohémienne par la fenêtre grande ouverte.

Le réduit était vide.

Rocambole eut alors ce léger frémissement desnarines qui seul trahissait en lui une émotion violente.

Puis il murmura :

– Elle a manqué de confiance en moi. Jene réponds plus de rien… Dieu veuille qu’il ne lui arrive pasmalheur !

Il questionna Marmouset.

Marmouset lui raconta de point en point cequ’il avait vu et ce qu’il avait fait.

– Ainsi tu sais où elle est ? dit-ilenfin.

– Mais sans doute. Et sir Arthur Newilaussi.

À ce nom de sir Arthur Newil, Rocamboletressaillit.

Il savait que sir Arthur était le cousin demiss Cécilia, la fiancée de sir George Stowe.

Mais il savait aussi que Gipsy avait un amant,et cet amant, ce pouvait bien être sir Arthur Newil.

Et la perspicacité de Rocambole se trouvaitmise en défaut par cette double supposition.

Pourquoi avait-on enlevé Gipsy et sir Arthur,presque en même temps, et les avait-on conduits dans le mêmelieu ?

En s’adressant cette question, Rocambolesentait ses cheveux se hérisser.

Il tira sa montre.

Elle marquait trois heures du matin.

– Ou il est trop tard, ou il est beaucouptrop tôt.

Marmouset le regarda, un peu surpris de cetaphorisme à la Prudhomme.

Mais Rocambole compléta sa pensée :

– Si Gipsy et sir Arthur ont été enlevés,c’est qu’ils sont condamnés à mort par les Étrangleurs.

– Est-ce possible ? s’écriaMarmouset, qui se repentit amèrement de n’avoir pas cherché àdélivrer Gipsy.

– Or, reprit Rocambole, je crois mesouvenir que des fanatiques ont l’habitude de laisser jeûner leursvictimes vingt-quatre heures avant de les sacrifier à leur horribledéesse. Du moins, Gurhi me l’a affirmé.

– Eh bien ? fit Marmouset.

– Eh bien ! s’il en est ainsi, nousavons jusqu’à ce soir pour prendre nos mesures et les délivrer.

– Et si vos souvenirs vous trompent,Maître ?…

– Alors, il est trop tard… ils sontmorts !…

Marmouset tordait ses mains avec une sorte dedésespoir fiévreux.

– Je suis un imbécile !murmura-t-il.

Rocambole lui fit quitter l’escalier, et tousdeux descendirent dans la rue.

Le public-house était toujours ouvert et saclientèle nocturne réunie.

Tout à coup Marmouset pressa vivement le brasde Rocambole.

– Voyez ! dit-il.

– Quoi ?

– L’Irlandaise.

En effet, Rocambole aperçut la géante, avec lepetit homme, c’est-à-dire le cocher du cab.

– Entrons, dit Rocambole, je saisl’anglais, moi, peut-être apprendrons-nous quelque chose.

Sur ces mots, le maître et le disciple firentleur apparition dans le cabaret, se parlant par signes et jouant àmerveille leur rôle de sourds-muets.

Puis ils s’installèrent à une table voisine del’Irlandaise et du cocher.

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