Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 23

 

Revenons maintenant à Rocambole, ou plutôt àMarmouset, qu’il avait envoyé prévenir Milon et sa bande.

Marmouset, comme on va le voir, était ungarçon plein de sagesse et d’intelligence.

Si Marmouset eût été un soldat, il auraitvoulu devenir maréchal de France.

Marmouset était un vaurien et sa seuleambition était de se montrer digne de la confiance deRocambole.

Le Maître était devenu pour lui une sorte dedivinité dont il voulait à tout prix mériter les faveurs etl’estime.

Or donc, Marmouset s’était empressé d’allerexécuter les ordres de Rocambole.

Mais comme il sortait de la maison et passaitdevant le public-house où, deux heures auparavant, il avait trouvéles deux Indiens qui l’avaient mis sur les traces de Rocambole, sonregard fut attiré de nouveau par un personnage qui lui parut n’êtrepas tout à fait un habitué de la maison.

Ce personnage était une femme.

Cette femme, vêtue de haillons, comme le sontpresque toutes les Irlandaises qui viennent essayer de vivre àLondres, était d’une taille presque gigantesque.

Elle eût été grande, habillée en homme.

Or, Marmouset était un garçon qui tirait uneconclusion de toute chose.

Une voix secrète l’avertit qu’il y avaitpeut-être quelque rapport secret entre cette femme et lespersécuteurs mystérieux de Gipsy.

– Après tout, pensa-t-il, j’ai de bonnesjambes, je les prendrai à mon cou pour aller plus vite chercherMilon.

Et il entra dans le public-house.

On avait déjà vu Marmouset dans la soirée.

Il n’était plus un inconnu pour le tavernierqui avait remarqué que l’enfant ne parlait que par signes.

Il était sourd-muet aux yeux du bonhomme et dequelques habitués qui l’avaient déjà vu.

Marmouset entra et, fermant sa main gauche, ilmit son pouce étendu dans sa bouche.

Ceci voulait dire :

– J’ai soif.

Le tavernier lui montra tour à tour le cruchonau gin et le pot à la bière.

Marmouset secoua la tête.

Si Marmouset ne voulait ni bière, ni gin,c’est qu’il voulait du wisky.

On lui servit donc du wisky et il jeta troispence sur le comptoir d’étain.

Puis, tout en buvant, il se mit à suivre ducoin de l’œil l’Irlandaise gigantesque.

Cette dernière, assise tout près du comptoir,causait avec un petit homme qui lui allait à peine à la hanche, etla regardait néanmoins fort tendrement.

– Jenny, disait-il, par saint Patrick, lepatron de la vieille Irlande, tu as tort de ne pas consentir àm’épouser.

L’Irlandaise répondait par un gros rire.

Marmouset, qui passait pour sourd-muet,s’était accoudé, son verre de wisky à la main, sur le comptoir.

Marmouset, on le sait, ne comprenait pasl’anglais, ce qui lui avait donné l’idée de jouer le rôle desourd-muet.

Cependant, il y a une foule de mots anglaisqui se rapprochent du français, et Marmouset était tout oreilles àla conversation de la grande Irlandaise et du petit homme.

Tout à coup, un nom le fittressaillir :

« Gipsy ! »

– Bon ! se dit-il, je donnerais matête à couper qu’elle est de la bande, celle-là.

Puis il entendit encore un autrenom :

« Arthur Newil. »

Ce nom lui était inconnu, mais prononcé aveccelui de Gipsy, il paraissait avoir pour lui une significationmystérieuse.

Et au lieu de quitter le public-house,Marmouset demanda par signes un second verre de wisky.

D’un œil, il surveillait l’Irlandaise, del’autre, il regardait dans la rue.

Mais, tout à coup, Marmouset éprouva uneémotion tellement violente qu’il en demeura immobile et commepétrifié.

Gipsy, avec ses habits d’homme, venait depasser dans le cercle de lumière projeté par le gaz dupublic-house.

Marmouset ne se trompait jamais.

Quand il avait vu les gens une fois, il lesreconnaissait sous n’importe quel costume. Il avait donc reconnuGipsy.

Mais, en même temps, il avait vu faire unmouvement à l’Irlandaise qui avait posé un doigt sur ses lèvres etprononcé tout bas le nom de Waterloo bridge.

Or, Marmouset savait déjà que bridgesignifie pont comme church veut dire église.

En même temps, l’Irlandaise sortit avec lepetit homme.

Marmouset paya son second verre de wisky etsortit à son tour.

Dans la rue, il eut un moment d’hésitation, etil faut avouer que la question était complexe.

S’en irait-il simplement chercher Milon, ainsique le lui avait commandé Rocambole ?

Se mettrait-il à la poursuite de Gipsy poursavoir où elle allait ?

Ou bien suivrait-il l’Irlandaise ?

C’était à jeter un penny en l’air et à jouerla chose à pile ou face.

Ce qui fit que Marmouset, obéissant à uneinspiration subite, se décida pour un quatrième parti.

L’Irlandaise et le petit homme s’étaientséparés en échangeant un signe d’intelligence et un mot :

« Waterloo bridge. »

À la porte du public-house était un cab, etMarmouset s’aperçut alors que le petit homme n’était autre que lecocher du cab.

Marmouset n’essaya point de se prouver àlui-même la sagesse de la détermination subite qu’il prenait.

Non, Marmouset obéissait à un instinct, à uneinspiration, et il eût été bien embarrassé de donner la raison desa conduite.

Mais, se souvenant de son originefaubourienne, le gamin s’élança sous le cab, dont les roues étaienttrès hautes, se cramponna à l’essieu et se fit traîner.

Quelque chose lui disait qu’il prenait là lebon parti.

Tout le monde a vu un cab et sait que cecabriolet tout anglais porte le cocher par derrière, dans uneespèce de tuyau de cheminée, les guides passant dans une fourche,au-dessus de la capote.

Ainsi placé, le cocher ne pouvait regardersous sa voiture.

Un policeman seul aurait pu apercevoirMarmouset et l’arracher à sa prétendue félicité.

Mais les policemen sont rares dansWhite-Chapel, et puis ils ne s’occupent guère d’un gamin qui sefait traîner par une voiture.

Le cab partit et descendit tout droit au pontde Waterloo.

Puis il s’arrêta à l’entrée.

Marmouset ne bougea pas.

Marmouset, toujours cramponné à son essieu, sedisait :

– Je donnerais ma tête à couper qu’on vaenlever Gipsy, et qu’on l’emportera dans cette voiture.

Et Marmouset attendit.

Une demi-heure s’écoula.

Le cocher n’avait pas quitté son siège. Laclarté d’un réverbère projetait sa silhouette sur le sol dupont.

Marmouset put se convaincre qu’il fumait.

Quand un cocher anglais fume, c’est qu’il a dutemps à perdre.

Marmouset laissa porter ses jambes sur le solpour se délasser un peu.

Une autre demi-heure s’écoula.

Tout d’un coup, Marmouset vit la silhouette ducocher jeter son cigare.

En même temps, il entendit des pasprécipités.

Puis, il vit accourir une femme et deuxhommes.

La femme, il la reconnut sur le champ à sataille gigantesque.

C’était l’Irlandaise.

L’un des deux hommes portait dans ses brasquelque chose qui se débattait.

Marmouset devina que c’était Gipsy.

Et il caressa la crosse de son revolver.

Mais Marmouset était prudent, et il pensaqu’il valait mieux savoir en quel endroit on conduisait Gipsy, quechercher à la délivrer.

Il se cramponna donc de nouveau à son essieuet le cab repartit, tandis que l’Irlandaise et un des deux hommess’éloignaient.

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