Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 44

 

Suivons maintenant sir George Stowe regagnant,avec ses témoins, Londres et sa maison.

Rocambole était déjà parti avec les siens.

Noël n’avait point abandonné son siège, et ilramena sir George Stowe aussi rondement qu’il était allé.

L’Anglo-Indien reconduisit ses témoins chezeux, l’un après l’autre, puis dit à Noël :

– Chez moi !

Il était fort pâle et fort agité depuis qu’ilavait vu sur la poitrine de Rocambole l’oiseau bleu et le serpentbleu, et un sentiment à peu près analogue à celui qu’avait éprouvéGurhi s’était emparé de lui.

– Sivah triomphe ! murmurait-il,tandis que le coupé roulait vers Haymarket avec une rapiditévertigineuse. Kâli nous abandonne !…

Quand il descendit de voiture, il était blanccomme une statue de marbre.

Noël vit sa main trembler, tandis qu’ilintroduisait le passe-partout dans la serrure.

Au moment où la porte se refermait sur lui,Noël entendit un gros soupir.

En effet, l’Anglo-Indien, en proie à une sortede terreur, traversa le petit jardin qui précédait la maison, d’unpas inégal et brusque.

Dans le vestibule, il s’arrêta un moment.

Un grand laquais, un peu trop chamarré d’or,ronflait sur une banquette.

Sir George Stowe ne l’éveilla point.

Mais ses yeux se portèrent sur un plateaud’argent posé sur un guéridon et dans lequel un valet de chambreavait coutume de placer les lettres arrivées dans la soirée,habitué qu’il était à ne jamais voir son maître rentrer avant lejour.

Une seule lettre était dans le plateau.

Une lettre mignonne, de l’enveloppe delaquelle s’échappait un parfum discret, et dont la suscriptionétait d’une écriture fine, allongée et trahissant une main defemme.

La pâleur de sir George Stowe fit place unmoment à une légère rougeur.

Il prit vivement cette lettre et l’ouvrit.

La lettre était ainsi conçue :

 

« Mon très cher monsieur,

« On ne vous a pas vu depuis deux jours àHyde-Park. Que devenez-vous ?

« Avez-vous oublié déjà que ma mère vousa invité à venir prendre une tasse de thé dimanche prochain ?ou bien êtes-vous malade ?

« Lord Charing, mon oncle, est à Londresdepuis hier.

« Je lui ai tout avoué. Il est pournous.

« Venez donc à Hyde-Park ce tantôt, jem’y promènerai vers deux heures.

« Celle qui se dit toujours

« Votre Cécilia. »

 

L’Anglo-Indien respira plus librement après lalecture de cette lettre.

Un moment même ses yeux brillèrent, ses mainsse dilatèrent, tout son visage exprima une satisfactionconquérante.

Mais ce fut l’histoire d’un éclair.

Le souvenir de Rocambole vint se placer entrelui et la séduisante image de Cécilia.

Ce sauvage, en apparence civilisé, dont labeauté brune avait séduit une Anglaise blanche et rose, se prit àsonger à la déesse Kâli, sa croyance unique, laquelle paraissaitl’abandonner, ou, tout au moins être dominée, en ce moment, par ledieu Sivah.

Sir George Stowe vivait en garçon dans samaison. Il avait une voiture au mois, dînait au club et ne gardaitchez lui qu’un valet de chambre, lequel, comme nous l’avons vu,dormait profondément lorsque son maître était rentré.

L’Anglo-Indien gagna l’escalier et monta aupremier étage qui se composait d’un fumoir, d’une chambre à coucheret d’une autre pièce dans laquelle personne ne pénétrait.

Cette troisième pièce, dont la porte donnaitsur le fumoir, était interdite au valet de chambre.

Seul, sir George Stowe, qui en portaittoujours la clé suspendue à son cou, y pénétrait, et encore fortrarement.

La chambre à coucher et le fumoir étaiententièrement décorés à l’anglaise.

Cette pièce, comme on va le voir, eût formé unétrange contraste aux yeux des visiteurs, si les visiteurs eussentpu y être admis.

C’était une petite salle qui prenait jour paren haut, selon l’usage des temples indiens.

Les quatre murs étaient couverts d’une étoffechargée de peintures bizarres, représentant une des soixanteincarnations de Wichnou.

Aux quatre angles, des bronzes indiensfigurant des divinités monstrueuses étaient posés sur des socles demarbre noir.

Le sol était couvert d’une natte égalementchargée de peintures étranges, au milieu desquelles se trouvait unéléphant blanc.

Ce réduit était, en fin de compte, une pagodeen miniature.

Mais l’objet le plus curieux peut-être étaitun bassin de marbre blanc placé au milieu, rempli d’eau jusqu’aubord et dans lequel un joli poisson rouge allait et venait, tantôtdescendant au fond, tantôt venant respirer un moment à lasurface.

Une inscription indienne, en lettres d’or, setrouvait sur les quatre faces du bassin.

En voici la traduction littérale :

« Osmani, fils de Raj’hou, lequeldescendait par ses aïeux de Beg-Amir’h, fils de Wichnou, s’étantconsacré de bonne heure au service de Kâli, notre aimée déesse, atrouvé la mort dans les eaux du Gange, qu’il traversait à la nagepour aller étrangler deux jeunes filles dont la déesse désiraitavoir les âmes auprès d’elle.

« Son fils Runjeb, que les Anglaisnomment sir George Stowe, ayant passé la nuit en prières etredemandé à la déesse l’âme du pieux Osmani, la déesse a fait droità sa demande.

« Elle a permis que l’âme d’Osmanihabitât le corps d’un poisson rouge qui est contenu dans ce bassinet qui a été repêché dans les eaux saintes du Gange. »

Un Parisien se fut tordu dans un accèsd’hilarité, en lisant cette étrange inscription.

Mais, comme on va le voir, Runjeb le Nabab,dit sir George Stowe, la trouvait toute naturelle.

Avant de pénétrer dans cette pagode enréduction où l’âme de son père Osmani habitait le corps d’unpoisson rouge, sir George Stowe entra dans sa chambre à coucher etse déshabilla.

L’habit bleu, la cravate blanche, le chapeau àhaute forme, les gants jaunes, le pantalon gris du matin, tout cequi constituait le parfait gentleman tomba comme parenchantement.

On eût dit le malheureux pâtissier que, dansPeau-d’Âne, une fée déshabille d’un coup de baguette.

Quand il fut tout nu, sir George Stowe ouvritune armoire et en retira un caleçon de soie rayée et une paire debabouches.

Il chaussa les babouches et passa lecaleçon.

Puis il prit encore une pièce de soie blanchequ’il posa sur sa tête comme un voile.

Et, ainsi vêtu, ainsi travesti, il entra dansla pagode, ayant soin de laisser ses babouches sur le seuil.

Alors il s’agenouilla sur le sol, –c’est-à-dire sur la natte, – courba le front et se mit à marmotterdes prières.

Après quoi il s’approcha du bassin de marbreet se mit à regarder le poisson rouge.

Le poisson rouge paraissait engourdi etdemeurait au fond du bassin.

Sir George Stowe se pencha et dit :

– Mon père, j’ai besoin de vous.

Le poisson ne bougea pas.

– Mon père, reprit sir George Stowe,votre âme glorieuse aurait-elle un moment abandonné son enveloppepour voler auprès de la déesse et lui demander les ordres qu’elleveut transmettre à votre fils ?

Le poisson garda son immobilité.

– Mon père, dit encore l’Anglo-Indien,les fils de Sivah sont ici ; ils veulent persécuter lesserviteurs de la déesse. Que dois je faire ?

Et, en disant ces mots, sir George Stowetrempa deux de ses doigts dans l’eau du bassin qu’il agitalégèrement. Le petit poisson remonta à la surface.

– Ah ! dit sir George Stowe, jesavais bien que vous viendriez à mon aide, ô mon père. Que faut-ilfaire ? dois-je fuir et retourner aux Indes ? dois-jeengager la lutte ?

Le petit poisson nageait avec peine. Ilparaissait souffrant.

– Je le vois, murmura sir George enprenant son front à deux mains et avec un accent de désespoir,Sivah triomphe !…

Le poisson descendit de nouveau au fond dubassin et, cette fois, y demeura immobile.

Sir George Stowe prit cette attitude pour uneréponse et il se frappa la poitrine avec une sorte derugissement.

– Sivah triomphe ! répéta-t-il,Sivah triomphe.

Et pâle comme un spectre, il sortit de lapagode en déchirant sa poitrine avec ses ongles.

Puis il se laissa tomber sur le sol, leslèvres bordées d’écume, en proie à un sombre désespoir.

Mais alors, un bruit parvint à sonoreille.

Le bruit d’une cloche.

La cloche qui annonçait un visiteur.

Et sir Georges Stowe se précipita vers lafenêtre qui prenait jour sur le jardin.

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