Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 12

 

L’enfant regardait tous ces hommes avec unétonnement mêlé de terreur.

Tous ces hommes, au contraire, la regardaientavec une sorte de satisfaction.

On eût dit que la vue de ce visage dechérubin, ombragé par une chevelure d’or descendant en bouclessuperbes sur un cou blanc comme un lis, reposait leur âme agitéepar les tempêtes du crime. La Chivotte seule regarda l’enfant aveccolère et lui dit d’un ton dur :

– Veux-tu bien aller te coucher, méchantedrôlesse.

L’enfant joignit les mains et se mit àgenoux :

– Ne me battez pas ! madame,murmura-t-elle.

– Veux-tu te recoucher ou je tegifle ! s’écria l’odieuse créature.

L’enfant recula toute tremblante.

– Qu’est-ce que cette petite ?demanda le Pâtissier.

– C’est une enfant que j’ai volée.

– À qui ?

Et le Pâtissier regarda la Chivotte avec unecertaine autorité.

La Chivotte s’inclinait toujours devant laforce brutale et le Pâtissier passait pour avoir le poignetrude.

Cependant elle essaya de se soustraire àl’espèce d’inquisition à laquelle elle était soumise.

– Qu’est-ce que cela vous fait ?dit-elle.

– Je veux le savoir.

Sentant bien que, si elle résistait, elle seferait une mauvaise affaire, que d’ailleurs le Pâtissier pouvaitlui être utile, la Chivotte prit un ton mielleux etrépondit :

– Si vous n’avez pas envie de dormir, jeveux bien vous dire l’histoire, car elle est longue.

À ces mots, les autres hôtes du garnimanifestèrent un sentiment de curiosité.

– Voyons ? fit le Pâtissier.

– Faut vous dire, reprit la Chivotte,qu’on m’a relevée comme morte, dans un pavillon de la rue deBellefond. J’avais une balle dans la poitrine, je vomissais lesang, même que le médecin a dit que je n’en avais pas pour deuxheures.

– Après ?

– On m’a transportée à l’hôpitald’abord ; là, je me suis sauvée encore une fois de lamort.

Au bout de trois semaines, j’étais surpied.

Alors on m’a renvoyée en me donnant six francset des bons de pain.

J’étais dans un si triste état que je nesavais que devenir.

J’entre dans un bureau de placement. Onm’indique une vieille dame qui avait besoin d’une femme de ménage.J’y vais. Elle me prend.

La vieille dame élevait cette petite.

– C’était sa fille ? demanda lePâtissier.

– Ah ! bien oui… elle a soixante anspassés, et pas riche avec ça ! un logement au cinquième sur lacour, dans la rue du Delta, et un mobilier de noyer.

Cependant la vieille dame avait joliment soinde la petite. Quand j’entrai chez elle, elle me dit :

« Ma bonne, cette enfant que vous voyezlà n’est ni ma fille, ni ma nièce, ni ma parente ; maisrappelez-vous que, s’il lui arrivait malheur, je perdrais maposition : je n’ai pour vivre qu’une rente qu’on luifait. »

Moi, reprit la Chivotte, ça m’était égal, jeme mis à soigner l’enfant.

Mais une chose m’intriguait, – c’était unpetit corset qui lui couvrait la poitrine, montait très haut auxépaules, et tenait par des brassières.

Ce corset n’était pas d’une étoffe ordinaire,c’était serré et fin, mais d’une solidité à toute épreuve.

Le lacet qui fermait le corset étaitpareillement d’une solidité insolite, bien qu’on eût dit un cordonde soie.

La vieille dame, qui habillait et déshabillaitl’enfant ne lui ôtait jamais ce corset.

Ça me mit la tête à l’envers.

« Faut que je sachepourquoi ! » me dis-je.

Un jour qu’elle était sortie et qu’ellem’avait confié l’enfant, je voulus ôter le corset.

Mais je m’ébréchais les dents après le lacet,et vainement essayai-je d’entamer l’étoffe avec les ongles.

Pour un peu, j’aurais pris des ciseaux, maisje n’osai pas ce jour-là.

Il y avait quinze jours que j’étais chez lavieille dame quand, un soir, un inconnu se présenta.

C’était un homme âgé, avec des moustachesblanches et habillé comme un Russe, c’est-à-dire qu’il avait unpaletot de fourrures.

La vieille dame me congédia vivement en medisant :

– Vous pouvez monter vous coucher, mabonne, je n’ai plus besoin de vous.

En même temps elle faisait beaucoup depolitesses obséquieuses au vieux monsieur.

Ma foi ! ça ne pouvait pas aller comme çaplus longtemps, et comme le vieux monsieur embrassait la petitefille, je me dis qu’il pouvait bien en savoir plus long que moi surle corset.

Je fis donc semblant de gagner ma chambre quiétait à l’étage au-dessus, et je tirai la porte avec bruit, tout enprenant soin de la laisser tout contre.

Puis je redescendis, mes souliers à la main etsans lumière, et je me pris à regarder par le trou de laserrure.

Le vieux monsieur et la vieille dame ôtaientle corset à la petite fille, et je vis alors une chose bienextraordinaire.

Elle avait tout le dos bleu, et sur le dos dessignes bizarres.

Il paraît que l’enfant grandissait et que lecorset était trop petit.

Le vieux monsieur en apportait un autre plusgrand, mais, à cela près, exactement pareil.

Comme la Chivotte en était là de son récit,ses auditeurs se mirent à rire et l’un d’eux s’écria :

– La Chivotte nous conte des blagues.

– Continue donc, dit le Pâtissier,évidemment intéressé.

– Alors, reprit la Chivotte, je me fis ceraisonnement : on a marqué cette enfant comme ça pour lareconnaître, et pour sûr on la cache avec grand soin ! Levieux monsieur est peut-être son père. Je vas la voler… et j’auraiune récompense honnête, car on ne manquera pas de la réclamer.

Le lendemain, comme la vieille dame étaitsortie, je pris l’enfant dans mes bras et je me sauvai.

Depuis ce jour-là, je me crève les yeux surles journaux, et il me semble toujours lire :

Vingt mille francs à qui donnera desrenseignements sur une petite fille, etc.

Mais je ne vois rien, soupira la Chivotte.

– Et tu lui as laissé son corset ?demanda le Pâtissier.

– Oui, mais j’ai trouvé le truc pour ledélacer.

– Eh bien ! voyons ça ? fit lePâtissier.

La Chivotte dégrafa la robe de l’enfant toutetremblante, et qui avait si grand’peur d’être battue, qu’ellen’osait pas pleurer.

Puis elle dénoua le lacet du corset quis’ouvrit en deux.

Lacet et corset paraissaient être d’une étoffevégétale, souple comme de la soie, résistante comme de l’acier.

Un des hôtes du garni décrocha la lanterne quipendait au plafond.

Puis, tous ces hommes se prirent à examinercurieusement les épaules de la petite fille.

Ces épaules, d’une teinte livide quicontrastait singulièrement avec la blancheur éclatante du cou etdes bras, étaient couvertes de signes mystérieux et quiparaissaient être des lettres empruntées à l’alphabet dusanscrit.

Au milieu, une figure bizarre représentait unesorte de monstre, un serpent à tête de femme.

– C’est drôle tout de même ! fit lePâtissier.

En ce moment, un des hommes qui se trouvaientlà et qui jusqu’alors s’était tenu indifféremment à l’écart,s’approcha et regarda à son tour :

– Bah ! dit-il, je connais ça,moi…

Et il ajouta :

– Je ne suis pas allé dans l’Inde pourrien. On a été matelot, dans sa jeunesse.

Alors tous les yeux abandonnèrent un instantles épaules de la petite fille et se reportèrent avec curiosité surle nouvel interlocuteur.

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