Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 26

 

Les ordres de Rocambole avaient été exécutésde point en point.

La Mort-des-braves, Marmouset et le Chanoineavaient transporté les deux Indiens dans la barque.

Ceux-ci n’avaient fait aucune résistance.

D’ailleurs Rocambole les avaitficelés avec une merveilleuse adresse, et le plus habiledes jongleurs indous ne serait pas parvenu sans de longstâtonnements et de grands efforts à les débarrasser de leursliens.

Mais ce qui causait la soumission et l’inertiede Gurhi et d’Osmanca, c’était cette terreur qu’ils avaientéprouvée en entendant retentir à leurs oreilles leur languematernelle.

Quel était donc cet homme qui la parlait sicouramment ?

Une crainte superstitieuse s’était emparéed’eux, et ils s’étaient dit tout bas tandis qu’on lesemportait :

– Nous sommes tombés aux mains des filsde Sivah.

Pour expliquer ces mystérieuses paroles, ilest nécessaire de dire que la religion indoue admet deux divinités,Sivah et la déesse Kâli, par conséquent, deux principes, le bien etle mal.

De même que la redoutable divinité adorée parles Étrangleurs et les fanatiques, Sivah a les siens.

Ceux-ci ont pareillement formé une secte quis’est donné pour mission de détruire les Thugs.

Mais ces derniers ont été plus forts et,jusqu’à présent, ils ont triomphé.

Seulement, Osmanca et Gurhi ne sedissimulaient pas que les fils de Sivah avaient encore une certainepuissance, et que, en Europe et surtout en France, ils pouvaientpeut-être lutter à force égale.

Cette conviction où ils étaient donc, quel’homme qui les avait fait tomber dans un piège et s’était emparéd’eux, était quelque haut personnage de la secte ennemie, devait,comme on va le voir, servir singulièrement Rocambole.

Une circonstance devait, du reste, enracinercette conviction dans leur esprit.

Une fois dans la barque, les trois banditsrecrutés par Rocambole, après avoir couché les deux Indiens dans lefond, et les avoir recouverts de la voile qu’on avait carguée aprèsavoir démonté le mât, s’étaient mis à causer : naturellement,ils avaient parlé de Rocambole et de sa hardiesse.

Les deux Indiens ne savaient certainement pasl’argot, étant tout nouvellement arrivés à Londres ; mais ilssavaient assez de français pour comprendre que les banditsparlaient de Rocambole avec une profonde admiration et un grandrespect.

Marmouset disait :

– C’est un fier homme !

– C’est le maître des maîtres, répondaitle Chanoine enthousiasmé.

– Et qui vous trousse un homme en deuxtemps, comme une cuisinière trousse une volaille, ajoutait laMort-des-braves.

– Ça, c’est vrai, reprenait Marmouset. Etdire que c’est nous qui l’avons repêché !

– Un fameux coup de filet tout de même,dit encore la Mort-des-braves.

Et ces trois hommes se mirent à causer ainsipendant près de deux heures.

La Mort-des-braves, de temps en temps, élevaitsa tête au milieu des roseaux qui cachaient la barque et regardaitdans le chemin creux.

– Il tarde à revenir, tout de même, ditle Chanoine.

– Il y a de la besogne là-haut, réponditla Mort-des-braves, qui supposait fort naïvement qu’après avoirassassiné le vieillard et sa fille, Rocambole forçait les meubles,fouillait les tiroirs et faisait main basse sur tous les objets dequelque valeur.

– S’il lui était arrivé quelque chosepourtant ? hasarda la Mort-des-braves.

– Pas de danger ! murmura Marmouset,Rocambole est plus fort que ça.

– Il y a une chose qui m’intrigue, dit laMort-des-braves.

– Laquelle ?

– C’est cette lumière là-haut qui nebouge pas de place.

Et il montrait la fenêtre de la chambre deNadéïa toujours éclairée, alors que le reste de la maison demeuraitplongé dans les ténèbres.

– Eh bien ! qu’est-ce que çaprouve ? dit Marmouset.

– Il me semble, dit la Mort-des-braves,que s’il avait fait le coup, la lumière changerait de place et quele maître passerait une petite revue.

– Si nous allions à son secours ?fit le Chanoine.

– Pardieu ! ajouta Marmouset.

Mais la Mort-des-braves secoua la tête.

– D’abord, dit-il, il faut garder cesdeux particuliers que voilà.

– Je resterai, moi, ils sont bienattachés ; il n’y a aucun danger qu’ils fuient.

– Oui, dit la Mort-des-braves, mais vousoubliez que nous avons fait une promesse au maître.

– Laquelle ?

– Celle de lui obéir.

– Eh bien ?

– Et le maître nous a défendu de lesuivre.

– Oui, fit le Chanoine, mais s’il luiarrivait malheur ?

– Bah ! bah ! fit laMort-des-braves, on ne s’appelle pas Rocambole pour rien.

Comme il disait cela, un coup de siffletretentit dans le lointain.

Marmouset se dressa vivement ets’écria :

– Le voilà !

En effet, un second coup de sifflet se fitentendre et une ombre noire s’agita dans le chemin creux.

C’était Rocambole qui arrivait en courant.

Il sauta dans la barque avec l’agilité d’unchevreuil qui franchit un fossé ; puis il dit àMarmouset :

– Ne détache pas l’amarre. Nous avons àcauser auparavant.

– Le coup est-il fait ? demanda leChanoine.

– Il le demande ! fit naïvement laMort-des-braves en haussant les épaules.

Un sourire effleura les lèvres deRocambole :

– Vous m’avez juré de m’obéir,dit-il.

– Oh ! ça, oui, dirent-ils toustrois en même temps.

– Par conséquent, je suis toujours lemaître ?

– Que nous servirons fidèlement, fit leChanoine.

– Ce n’est pas assez, dit froidementRocambole, c’est aveuglément qu’il faut me servir.

– Aveuglément, répétèrent-ils comme unécho.

– Sans jamais discuter mes ordres, ditRocambole.

Ils étendirent la main et dirent toustrois :

– Foi de grinches !

Quand les voleurs font un serment au nom deleur profession, il est sacré.

– C’est bien, leur dit Rocambole.Maintenant, écoutez… Je suis monté là-haut, – et du doigt ilindiquait la maison, – et au lieu de trouver ce que vous croyez,j’ai trouvé des amis.

Les bandits le regardèrent avecétonnement.

– Des amis qu’il faut défendre au périlde votre vie, poursuivit Rocambole, en respectant leur propriété,bien entendu.

– C’est drôle tout de même, ça, fit laMort-des-braves, un peu désappointé.

– Tu vas monter là-haut, toi et leChanoine, poursuivit Rocambole, et vous direz au vieux et à lajeune femme : « Nous venons de la part du maître, pourveiller sur vous nuit et jour. »

– C’est drôle, répéta le Chanoine, maisil suffit que vous le vouliez, maître, pour que ça soit.

Rocambole ajouta : – Vous vouliez,disiez-vous hier encore, travailler dans le grand ?

– Certes, oui.

– Eh bien ! le moment n’est pasloin…

– Ah ! ah ! fit leChanoine.

– Pour aujourd’hui, poursuivit Rocambole,je n’ai pas autre chose à vous dire. Allez ! je reviendraidemain, et malheur à vous si vous n’avez pas exécuté fidèlement mesordres.

– Vous avez notre parole, dit laMort-des-braves.

– C’est bien. Allez !

Et tandis que les deux bandits sautaient surla berge, Marmouset dit à son tour :

– Et moi, maître, qu’est-ce que j’ai àfaire ?

– Tu vas rester avec moi. Coupe l’amarreet filons !

Marmouset obéit, et, d’un coup d’aviron,rejeta sa barque au large.

Le courant la prit en poupe, et Marmouset seplaça à l’arrière, de façon à manœuvrer la barre.

– Tu n’as pas besoin de te presser, luidit Rocambole, nous avons le temps.

Alors, il se pencha sur Osmanca et Gurhi,toujours immobiles au fond de la barque.

Puis, approchant ses lèvres de l’oreilled’Osmanca, il lui dit en indien :

– La déesse Kâli t’a abandonné, commeelle abandonne ses mauvais serviteurs.

L’Indien leva vers le ciel un œil résigné.

– Et Sivah m’ordonne de te tuer, ajoutaRocambole.

Osmanca ne tressaillit pas.

– Ce qui est écrit est écrit,murmura-t-il à travers son bâillon.

Rocambole avait levé sur lui ce poignard qu’illui avait pris.

– Kâli me récompensera dans le monde desâmes, murmura le fanatique.

Rocambole laissa son bras suspendu, ets’adressant à Gurhi :

– Si le dieu Sivah te pardonnait,m’obéirais-tu ?

Le jeune homme fit un geste dedénégation ; mais la pointe du poignard toucha sa gorge, et ilpoussa un cri.

– Je parlerai !… murmura-t-il.

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