Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 6

 

Avant d’aller plus loin, disons comments’était formée la liaison de Gipsy la bohémienne avec sir ArthurNewil.

Cette histoire remontait a deux ans.

Depuis que miss Cécilia avait refusé la mainde son cousin, ce dernier était en proie à une mélancolieprofonde.

Il aimait miss Cécilia, et le refus dont ilétait l’objet, en brisant son cœur, faisait cruellement souffrirson amour-propre.

Il craignait d’être accusé d’avoir vouluspéculer sur la grande fortune de sa cousine, – alors que son amourseul était en jeu.

Sir Arthur Newil avait demandé un congé etfait un voyage en France.

Mais ce voyage, loin de le guérir, avait, aucontraire, irrité sa douleur.

Pour éteindre cet amour malheureux, il fallaitun autre amour.

Le gentleman était donc revenu à Londres plusdésespéré que jamais, lorsque le hasard vint jeter une pâturenouvelle à son cœur endolori.

Un soir, un peu avant la nuit, sir Arthur, quierrait souvent, ainsi qu’une âme en peine, dans les quartiers lesplus solitaires de Londres, sir Arthur, disons-nous, se trouva dansWhite-Chapel, à l’entrée d’un cimetière dont les portes étaientouvertes.

C’était un humble cimetière où ne reposaientpoint les puissants de la terre.

Nulle tombe fastueuse, nulle colonne de marbreportant une inscription emphatique en lettres d’or. À peine çà etlà une croix de bois, avec une légende à la craie, à demi effacéepar les pluies.

La plupart du temps, un tertre de gazon,monticule banal qui disait qu’un être vulgaire reposaitau-dessous.

Sir Arthur Newil entra dans le cimetière, auhasard, en désœuvré, allant droit devant lui, comme un homme dontl’esprit mène le corps.

Le cimetière paraissait désert.

Néanmoins, dans un coin, il aperçut une formenoire.

C’était une femme agenouillée sur unetombe.

Sir Arthur s’approcha.

La femme qui était vêtue de noir, se leva,effarée.

Le gentleman demeura ébloui.

Cependant cette femme, cette jeune filleplutôt, car elle avait à peine dix-sept ans, avait le visage inondéde larmes.

Mais avez-vous vu une vallée verte, auprintemps, après une heure de pluie, quand le soleilreparaît ?

Comme elle est souriante et belle, au traversde ces larmes du ciel qui la couvrent et se sont aussitôt changéesen perles !

Ainsi était la jeune fille.

Miss Cécilia, qui remplissait le souvenir etle cœur de sir Arthur Newil, était laide auprès d’elle.

Sir Arthur demeurait immobile et lacontemplait avec une sorte d’extase.

La jeune fille étouffa un cri.

D’abord elle voulut fuir ; puis, seravisant, elle dit à sir Arthur, d’une voix si agitée, si émue,qu’on aurait pu la croire folle :

– Monsieur… monsieur… est-ce que vous meconnaissez ?

– C’est la première fois que j’ail’honneur de vous voir, mademoiselle, répondit sir Arthur.

Sans doute que l’accent de franchise et labelle et noble figure de sir Arthur Newil avaient inspiré à lajeune fille une confiance subite, car elle lui prit vivement lamain et lui dit :

– Monsieur, si je vous fais une prière,me refuserez-vous ?

– Parlez, dit-il ému.

– Si jamais vous me rencontrez… ailleurs…si on vous dit mon nom… promettez-moi de ne dire à personne quevous m’avez rencontrée ici ?

– Je vous le jure.

– Merci, monsieur, dit-elle.

Et elle s’enfuit.

Elle était loin déjà que sir Arthur étaitencore au bord de cette tombe inconnue, sans inscription et sanscroix, muet, oppressé, et comme si cet événement si simple eût dûavoir une influence extraordinaire sur le reste de sa vie.

Quand il sortit du cimetière, il erravainement le reste de la soirée dans les rues voisines.

La jeune fille avait disparu.

Le lendemain et les jours suivants sir ArthurNewil fut aussi sombre, aussi préoccupé qu’à l’ordinaire.

Seulement peut-être songea-t-il moins à missCécilia.

C’était maintenant cette jeune fille dupeuple, – car sa robe de deuil était une robe de laine, – quioccupait son esprit et remplissait peut-être déjà son cœur.

Au bout de trois jours, à la même heure, sirArthur retourna à ce cimetière dans lequel il avait rencontré cettejeune fille.

Elle n’y était pas.

Il y retourna le lendemain et les jourssuivants.

Peine inutile !

Enfin, un soir, il tressaillit et poussa uncri de joie.

L’empreinte toute fraîche d’un petit pied setrouvait au bord de la tombe.

C’était une preuve qu’elle étaitvenue.

Alors sir Arthur alla trouver le fossoyeur quilogeait à l’entrée du cimetière.

À Londres, tout se paye, et on obtient toutavec de l’argent.

Sir Arthur mit une guinée dans la main dufossoyeur et lui demanda quelle était cette tombe sur laquelle ilavait vu prier la jeune fille.

Le fossoyeur lui raconta une étrangehistoire.

Un soir, il y avait six mois, une jeune filletout en larmes s’était présentée chez le presbytérien et avaitdemandé à l’entretenir en secret.

Au bout d’une demi-heure, le presbytérien, quiétait un bon et digne vieillard, était sorti avec elle et l’avaitemmené, lui, le fossoyeur.

Ils étaient montés tous les trois dans unevoiture.

Puis la voiture avait roulé longtemps, étaitsortie de Londres, s’était arrêtée dans la campagne, à l’entréed’un vallon désert.

Dans ce vallon, il y avait un enclos aux mursdélabrés et envahis par le lierre.

Dans l’enclos, la terre était amoncelée etrenflée par places.

C’était un cimetière, le cimetière desbohémiens.

La jeune fille avait conduit le presbytériensur une tombe, et lui avait dit :

– C’est là !

Alors le fossoyeur avait aidé le prêtre, et leprêtre avait assisté le fossoyeur.

La terre encore fraîche avait été remuée et lecercueil retiré de la fosse.

Puis, sur la prière de la jeune fille, onavait comblé la fosse, de façon à dissimuler le rapt ducercueil.

Après quoi le fossoyeur et le vieillardavaient chargé la bière sur leurs épaules, l’avaient portée dans lavoiture et transportée ainsi dans ce cimetière où sir Arthur Newilse trouvait.

Le fossoyeur ajouta que la jeune fille étaitsi pauvre sans doute, qu’elle n’avait pu faire mettre une croix surla tombe.

Mais le prêtre avait béni le cercueil, etl’inconnu, homme ou femme, – le fossoyeur n’en savait rien, –reposait en terre sainte.

Enfin, comme dernier renseignement, sir Arthurrecueillit celui-ci.

La jeune fille venait, en moyenne une fois parsemaine, prier sur cette tombe et toujours elle pleuraitabondamment.

Mais elle ne venait jamais à la même heure nile même jour, comme si elle eût craint d’être suivie.

Sir Arthur donna deux autres guinées aufossoyeur et lui fit placer une belle croix de fer sur le tertregazonné.

Puis il revint le lendemain et accrocha unecouronne d’immortelles à la croix.

Il revint le surlendemain et les jourssuivants.

Enfin, un soir, il poussa un nouveau cri dejoie.

À côté de sa couronne, il y en avait uneautre.

La jeune fille était donc revenue.

Et comme il sortait du cimetière, sir ArthurNewil se trouva face à face avec elle.

Et, elle aussi, elle jeta un cri et lui pritvivement la main :

– Oh ! c’est vous, n’est-cepas ? c’est vous, dit-elle.

Sir Arthur rougit et balbutia quelques motsinintelligibles.

Elle reprit avec une émotioncroissante :

– Merci, monsieur, Dieu vousbénira !

Puis elle s’agenouilla sur la tombe et sirArthur l’imita.

Quand elle eut prié dans une langue inconnue àsir Arthur, la jeune fille se leva et dit au jeune homme :

– Mon Dieu ! sommes-nous bienseuls ?

– Voyez, dit-il.

Le cimetière était court.

– Ah ! si l’on vous voyait ici… Sion me reconnaissait, dit-elle avec un accent d’effroi.

– Eh bien ? reprit-il, n’est-on paslibre de pleurer ceux qu’on aime ?

– Pas toujours, fit-elle avec un accentétrange.

Et elle ajouta :

– Adieu, monsieur, merci !…

Puis elle s’éloigna brusquement.

Mais cette fois, sir Arthur la suivit.

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