Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 41

 

Le duel est chose si rare parmi les Anglais,qui se contentent de vider leurs querelles à coups de poing, qu’ilfaut, pour en arriver à cette extrémité, le cas extraordinaire d’unFrançais et d’un Anglo-Indien se rencontrant et se prenant àpartie.

Mais sir George Stowe n’était pas précisémentAnglais.

Bien que parfait gentleman, il était demeuréIndien par plusieurs points.

Et ceux qui savaient son histoire et l’avaientconnu officier dans un régiment de cipayes savaient qu’il s’étaitbattu fort souvent, soit à l’épée, soit au pistolet.

Mais à Londres, il ne suffit pas d’avoir enviede se battre pour en trouver facilement les moyens.

Les jardins publics, les squares, les ruessont encombrés de policemen qui ne manqueraient pas de jeter leurpetit bâton au milieu des combattants.

Londres est fort grand, et on ne gagne pas lacampagne sans prendre un chemin de fer.

Cependant le petit village d’Old Woodstock quise trouve sur la route d’Oxford, est entouré d’une campagnesolitaire qui permet à deux hommes qui se veulent couper la gorgede trouver un endroit convenable, entre deux collines, à l’ombred’un arbre, sur le gazon toujours vert de la campagne deLondres.

On se rend à Woodstock, cette chère résidencedu farouche Olivier Cromwell, soit par le chemin de fer deBirmingham, soit en voiture.

En chemin de fer, il faut dix ou quinzeminutes.

C’est la première station du trainexpress.

En voiture, il faut une heure, pour peu queles chevaux soient des trotteurs de haute allure.

Sir George Stowe méprisait souverainement leschemins de fer.

Il dit au cocher, c’est-à-dire àNoël :

– Je vais à Woodstock. Je veux aller trèsvite. Une livre de pourboire si nous franchissons la distance entrois quarts d’heure.

– Ma foi ! pensa Noël, tant pis pourle vrai cocher ; il finira bien par me retrouver.

Et comme Rocambole avait intimé à Noël l’ordrede ne pas quitter sir George Stowe, que d’un autre côté, il nepouvait pas abandonner le siège ni les rênes, Noël obéit aux ordresqu’il recevait.

Il avait, comme disent les gens de chevaux, uncoup de langue fort supérieur.

À peine les chevaux l’eurent-ils entendu,qu’ils se précipitèrent comme s’ils eussent été engagés dans unecourse au trot.

Noël les menait d’autant plus rondement qu’ilétait aussi pressé peut-être que sir George Stowe.

Noël était curieux, et se demandait avec quidonc pouvait se battre l’Anglo-Indien.

Car, on s’en souvient, Rocambole ne lui avaitfait à ce sujet aucune confidence.

Il traversa les rues de Londres comme unéclair ; de temps en temps il se retournait sur son siège etjetait un regard furtif à l’intérieur du coupé.

À demi couché, les yeux presque clos, uncigare aux lèvres, sir George Stowe paraissait en proie à unerêverie profonde.

Une fois dans la campagne, cependant, legentleman parut se réveiller, et quand il fut près de Woodstock,son regard se promena rapidement à gauche et à droite de laroute.

Il cherchait un endroit convenable.

Un petit bouquet d’arbres, au milieu d’uneprairie, assez loin de toute habitation, parut lui plaire.

Et il dit à Noël :

– Arrêtez !

Quand il fut descendu de la voiture, sirGeorge Stowe étendit la main vers le bouquet d’arbres.

– Mon ami, dit-il en tirant sa montre, lechemin de fer de Birmingham va passer dans cinq minutes. Tenez,là-bas, cette maison en briques rouges, c’est la station.

Noël s’inclina.

– Cinq personnes descendront évidemmentdu chemin de fer, trois d’une part, deux de l’autre.

Les trois sont mon adversaire et sestémoins.

Les deux sont mes témoins à moi.

Vous les reconnaîtrez aisément, puisqu’ils neseront que deux, et les invitant à monter dans la voiture, vous lesamènerez ici.

Naturellement, les autres suivront.

Noël avait parfaitement compris ; il sedirigea vers la station d’autant plus aisément que la route et lavoie ferrée se côtoyaient, et il entra dans la cour de la stationau moment où le train de Londres s’arrêtait.

Il y avait en effet cinq personnes quiparaissaient être venues dans le même wagon.

Mais, comme elles s’approchaient, Noël fit unsoubresaut sur son siège et se demanda si, par hasard, il ne rêvaitpas tout éveillé.

Il avait reconnu Rocambole parmi les troisgentlemen qui suivaient les témoins de sir George Stowe.

Rocambole avait reconnu Noël.

Il eut un regard approbateur pour son fidèleacolyte ; en même temps, il passa rapidement un doigt sur seslèvres.

Noël comprit.

Les gentlemen qui avaient servi de témoins àsir George Stowe connaissaient sans doute sa voiture, car ils s’enapprochèrent et l’un d’eux demanda à Noël :

– Où est votre maître ?

– Il m’envoie vous prendre, réponditNoël. Il a trouvé un endroit écarté dans la campagne.

– Aoh ! dit un des gentlemen.

Et il fit un signe à Rocambole et à sestémoins.

Il y a toujours une on deux voitures de placeà la station de Woodstock.

Il y en avait trois ce jour-là.

Rocambole et les deux gentlemen qui avaientconsenti la veille, après la défaite du terrier, à lui prêter leurassistance, n’eurent donc que l’embarras du choix.

Ces derniers s’étaient munis, comme sir GeorgeStowe, d’une épée de combat et d’une boîte de pistolets.

Dix minutes après, la voiture de place et lecoupé conduit par Noël arrivaient dans cette prairie ombragéechoisie par sir George Stowe.

L’Anglo-Indien s’était assis au pied d’unarbre et continuait à fumer, les yeux mi-clos.

Il fallut le bruit des voitures pourl’arracher à sa contemplation.

Il se leva et vint au devant de ses témoins,qui mettaient pied à terre.

Ceux-ci, habitués du club East-India,mais parfaitement indifférents, du reste, avaient consenti à servirde témoins à sir George Stowe par pure courtoisie.

Mais il leur eût été fort égal sans doute quesir George Stowe fût tué.

Ce dernier salua son adversaire qui lui renditson salut avec une urbanité parfaite.

Mais leurs regards se croisèrent et sir GeorgeStowe tressaillit.

Il lui sembla qu’il avait déjà rencontré ceregard autre part que dans la cave de l’hôtel Dubourg oùson coq et son terrier avaient succombé.

Et il eut comme un vague souvenir, unecertaine pâleur nerveuse couvrit son visage.

Rocambole avait fait cependant une toilette dematin fort soignée, obéissant à ce principe de galanteriefrançaise, que l’homme qui va jouer sa vie ne saurait être tropbien vêtu.

Et néanmoins, sir George Stowe en le regardantne put se défendre de songer au matelot de la taverne du RoiGeorge, qui avait offert sa main à Gipsy la Bohémienne.

– Il me reconnaît, pensa Rocambole.

Les conditions du combat furent bientôtréglées.

On tira au sort le choix des armes.

Le sort favorisa Rocambole :

– Je prends l’épée, dit-il.

Sir George Stowe s’inclina et mit habitbas ; mais contre toutes les règles, il garda sa cravate, defaçon à ce que sa chemise ne pût s’ouvrir.

Les Anglais qui sont peu au courant de cessortes de rencontres n’en firent pas l’observation.

Quant à Rocambole, il devinait pourquoi sirGeorge Stowe ne voulait pas montrer sa poitrine.

Tout au contraire, après avoir ôté son habit,il déboutonna sa chemise qui devint flottante, et en s’ouvrant,laissa voir une partie de ses épaules.

Noël, immobile sur son siège, à vingt pas dedistance, murmurait :

– Je ne suis pas inquiet. Je sais dequelle force est le Maître à ce jeu-là.

– Allez ! messieurs, dit un destémoins.

Les deux adversaires croisèrent le fer, –Rocambole calme et presque souriant, – sir George Stowe, si pleinde sang-froid naguère, visiblement ému maintenant.

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