Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 45

 

En parlant ainsi, milady se dirigea vers unpetit meuble qui se trouvait entre les deux croisées et dont elleouvrit un tiroir.

Dans ce tiroir, il y avait une petite boîte encuir de Russie qui renfermait deux mignons pistolets à crossed’ivoire.

Milady s’en empara, les arma froidement etregardant Franz :

– Un homme par terre ne saurait parler,dit-elle. Laisse donc ce misérable se relever. S’il tente de fuir,je lui casse la tête.

Et elle dirigea vers Bob le canon de sespistolets.

Celui-ci, délivré du genou de Franz, seredressa.

Mais une transformation s’était opérée enlui.

D’un tour de main, il s’était débarrassé deses chaînes.

En même temps, il avait cessé de trembler etde demander grâce.

– Ah ! dit-il, vous voulezsavoir ?

– Oui, dit milady. Tes minutes sontcomptées, mais avant que tu meures…

– Je parlerai d’autant plus volontiers,répondit Bob, que j’ai fait le sacrifice de ma vie. Ah ! vousvoulez savoir, milady, pourquoi depuis six années, je joue le rôlede spectre, pourquoi j’ai posé sur mon visage un masque en cire quivous rappelait les traits de votre père, pourquoi je vous parle deremords, de restitution et de repentir ? Ah ! ah !ah !

Et Bob riait d’un rire convulsif etdédaigneux, et, un moment, cet homme sans armes qui voyait unpoignard et deux pistolets, menacer sa poitrine, eut sur les deuxcomplices une sorte d’autorité morale.

Un moment, il les domina de sa voix, il lesterrassa de son regard.

– Certes, dit-il, vous ne vous seriezpoint doutée, n’est-ce pas, milady, ou plutôt miss Ellen, car c’estvotre vrai nom, que l’ancien valet de chambre du commodore Perkins,l’homme qui reprochait à son maître de l’avoir déshonoré dans safemme, le haineux et vindicatif Bob qui, ivre de fureur, s’associaun jour à la fille parricide et à Franz le meurtrier pourassassiner le malheureux commodore, viendrait à vingt années dedistance jouer le rôle de spectre, emprunter les traits de savictime et parler en son nom ?

Vous ne l’eussiez jamais supposé, n’est-cepas ?

Et Bob riait toujours… et milady ne pouvait sedéfendre d’un léger frisson.

– Mais qui donc t’a payé,misérable ? s’écria-t-elle.

– Personne.

Et Bob fixa un ardent regard sur milady.

– Que me dîtes-vous, il y a vingt-quatreans, poursuivit-il, vous, la fille de seize ans à peine, déjàcriminelle et flétrie, pour m’associer à votre nouveau crime, pourfaire de moi l’un des deux instruments de mort qui devaient frappervotre père, – que me dîtes-vous ? Répondez, missEllen ?

– Après ? après ? fit miladyavec colère.

– J’avais une femme jeune et belle, jel’aimais éperdument ; vous me prîtes un jour par la main etvous me dîtes en me forçant à regarder par une fenêtre, dans leparc du château de Glasgow :

– Tiens, vois !

Et, en effet, je vis ma femme à côté du vieuxcommodore. Ils étaient assis sur un banc de verdure, sous unberceau de feuillage… Le commodore tenait dans ses mains les mainsde ma femme…

Dès lors, je vous appartins. Je devins votreâme damnée…

– Après ? après ? dit encoremilady.

– Je me séparai de ma femme, que j’aimaistrop encore pour avoir la force de la tuer ; pendant quatreannées, je fus le geôlier de votre père.

Au bout de ce temps, j’aidai Franz àl’étrangler.

Et pendant dix autres années, je fusl’instrument docile de toutes vos volontés et de tous voscaprices ; pourquoi donc ai-je si subitement changé derôle ?

Ah ! vous voulez le savoir ? Ehbien ! écoutez…

Un soir, on vint me dire qu’une femme qui semourait dans un work-house demandait à me voir avant derendre le dernier soupir.

Je me rendis au work-house.

La femme qui allait mourir, c’était lamienne.

– Bob, me dit-elle, vous m’avez chasséecomme une épouse parjure, et j’étais innocente. Je ne veux pasmourir sans vous confier un grand secret. Le commodore Perkinsn’était pas mon amant… c’était mon père !

Et elle me tendit un paquet de lettres jauniesqu’elle avait sous son oreiller et qui renfermaient les preuvesauthentiques de ses paroles.

J’avais aidé à assassiner le père de ma femme.Ma femme était le fruit d’un péché de jeunesse du Commodore ;c’était votre sœur naturelle.

Comprenez-vous, maintenant, missEllen ?

– Pas encore, dit froidement milady.

– Ah ! vous ne comprenez pasencore ? vous ne comprenez pas, reprit Bob d’une voixtonnante, que le remords a pénétré dans mon cœur ; que j’ai euhorreur de vous, parricide et fratricide ; que je me suis prisà songer à l’enfant de votre sœur étranglée, misérable bohémiennequi, sous le nom de Gipsy, danse dans les rues de Londres et qui,si on lui rendait le bien volé, serait une des plus richeshéritières de l’Angleterre ?…

– Mais on ne le lui rendra pas !s’écria milady qui eut un rugissement de bête fauve.

Et son bras s’allongea dans la direction deBob, son doigt pressa la détente du pistolet.

Le coup partit.

Bob tomba.

Il tomba, frappé en pleine poitrine etvomissant un flot de sang.

Milady regarda Franz et lui dit :

– Tu avais raison, les morts nereviennent pas.

Bob se tordait sur le parquet.

Son œil, un moment fermé, se rouvrit et sefixa sur milady, farouche et prophétique ; puis Bob retrouvaun souffle de voix :

– Miss Ellen, dit-il, c’est un crime deplus ajouté à tous tes crimes. Mais le châtiment viendra, sois-ensûre.

Milady répondit par un éclat de rire.

– Sortiras-tu de ta tombe ? dit-elleen ricanant.

– Non, répondit le mourant, mais il y ades vivants qui ont mon secret.

Milady étouffa un cri et pâlit.

– Ah ! tu as peur ! dit Bobdont la voix s’affaiblissait, mais dont les yeux continuaient à sefixer flamboyants sur milady. Eh bien ! puisque tu as voulusavoir, apprends encore ceci : La nuit dernière, deuxétrangers sont venus ici. Tu as ordonné qu’on les reçût. L’hommeseul a couché dans la chambre rouge… La femme a passé la nuit dansune de tes chambres et, jouant mon rôle de spectre, je me suistrompé et c’est à cette femme que j’ai reproché tes crimes.

Milady jeta un nouveau cri.

– Le châtiment viendra tôt ou tard,murmura Bob d’une voix éteinte.

Puis son œil devint vitreux et, faisant unviolent effort, il se retourna, le visage contre le mur, pourmourir en paix.

**

*

– Madame, dit alors Franz à milady,n’allez pas vous mettre l’esprit à la torture pour si peu dechose.

Si vous m’en croyez, nous quitterons cechâteau avant le jour.

– Et où irons-nous ?demanda-t-elle.

– À Paris.

– À Paris, exclama milady, à Paris, oùest mon fils !

Oh ! tu as raison, ajouta-t-elle avec unaccent d’amour maternel indicible, c’est à Paris qu’il fautaller.

Et cette femme au cœur de tigre, cette femmequi avait fait assassiner son père et sa sœur, et qui venait detuer Bob, laissa voir une larme dans ses yeux tout à l’heure animésd’une cruauté sauvage.

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