Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 11

 

Cette nuit-là, le camp des bohémiens àLondres, était en liesse. La police tolère les bohémiens et, aubesoin, les protège.

Ordinairement, la tribu vit sous des tentes,aux portes de la grande ville.

Cependant, il est quelques-uns de ses membresqui obtiennent ce qu’on appellerait volontiers des tolérances.

S’ils ont adopté la profession de musiciensambulants ou de danseurs des rues, – la reine des bohémiens, –c’est presque toujours une femme qui gouverne cet étrange peuple,la reine des bohémiens, disons-nous, les autorise à vivre dansLondres.

Mais c’est à la condition, toutefois, qu’ilsferont une apparition sous la tente de temps en temps, et que,s’ils se marient, le mariage aura lieu selon la traditionbohémienne.

Or, depuis vingt-quatre heures, les bohémiens,– nomades bizarres au milieu de ce foyer de civilisation qu’onappelle Londres, – avaient levé leur camp des environs deSaint-Paul, où ils se trouvaient depuis plusieurs mois.

Ils étaient partis la nuit, avec leurs femmes,leurs enfants, leurs chariots et leurs tentes pliées, leurs chevauxétiques et leurs chiens maigres.

Ce départ s’était effectué sans tambour nitrompette, et les habitants du quartier qu’ils occupaient la veilleavaient à peine entendu un léger bruit.

Où étaient-ils allés ?

Mystère !

Cependant ce vieux prêtre presbytérien quiétait allé, une nuit, sur les instances de Gipsy en larmes,chercher aux portes de Londres, dans un enclos désert, la bière quirenfermait le corps du pauvre Faro, aurait été fort étonné s’il futretourné en cet endroit qui paraissait naguère abandonné.

Là-bas, à un quart de mille, la grande villegrondait sourdement sous son immense chevelure de gazhydrogène.

Ici le silence, l’obscurité, la nuitprofonde…

Une de ces nuits anglaises si brumeuses que leciel semble être descendu sur la terre pour l’étouffer.

Au-delà, dans un vallon, après la villeétincelante de lumières, après la plaine solitaire et morne, unelueur rougeâtre, qui semblait, à travers le brouillard, un phareperdu sur la mer lointaine. Et dans la campagne morne et déserte,emplie de ténèbres et d’horreur, les pieds glissants sur un soldétrempé et gluant, deux êtres cheminaient se donnant le bras.

Ils cheminaient, tournant le dos à la grandeville et les yeux fixés sur la lueur rouge.

De temps en temps, ils s’arrêtaient pourreprendre haleine et prêter l’oreille.

Alors un chant monotone, accompagné d’un bruitde tambour et de grelots parvenait jusqu’à eux et semblait partirde ce point lumineux vers lequel ils marchaient.

Devant eux, un troisième personnage cheminaiten avant, à une trentaine de pas, comme pour leur indiquer laroute.

Nos deux voyageurs étaient un homme et unefemme.

La femme s’arrêtait souvent toute tremblanteet disait :

– Il me semble qu’on nous suit… Oh !j’ai peur…

– Ne suis-je pas avec vous, Gipsy ?répondait Rocambole, car c’était bien lui et ellequi allaient se marier selon le rite bohémien.

– Oui, vous avez raison,répondit-elle ; j’ai foi en vous… et cependant de funestespressentiments m’ont assaillie durant tout le jour.

– Ne craignez rien, Gipsy, je veille survous.

L’homme qui les précédait était unbohémien.

Il était venu chercher Gipsy à sa maison deWhite-Chapel, en disant :

– La tribu a changé de campement. Ellen’est plus auprès de l’Église Saint-Paul.

Cette circonstance avait quelque peu dérangéles plans de Rocambole.

La petite armée sur laquelle il comptait etqui devait faire bonne garde aux environs du campement, sous lesordres du vieux Milon, attendrait donc auprès de Saint-Paul, tandisqu’il irait, lui tout seul, s’exposer en un lieu inconnu, à lacolère des Étrangleurs ?

Mais Rocambole avait à peine froncé lesourcil.

Rocambole ne tremblait jamais.

Et Gipsy ne soupçonnait même pas qu’il eûtéprouvé un seul moment d’inquiétude.

À mesure qu’ils approchaient, la musiquetraînante devenait plus distincte et l’on entendait résonner avecun son plus clair les grelots du tambour de basque.

Et bientôt Rocambole aperçut un large cerclede clarté à l’entour.

C’était le brasier des épousailles dont lacolonne de fumée montait toute bleue dans le ciel gris.

Tout à l’entour se dressaient les tentes desbohémiens et leurs chariots.

Les femmes, les enfants se donnaient la mainet dansaient en chantant autour du brasier.

Une bohémienne faisait résonner sous sesdoigts nerveux et tapait alternativement sur ses genoux et sescoudes, le tambour dont les grelots rendaient alors un tintementprécipité.

Une autre dansait au bruit cadencé descastagnettes.

Un vieillard faisait vibrer un instrument decuivre assez semblable à un cor de chasse.

Lorsque Rocambole et Gipsy apparurent, lamusique et les danses cessèrent.

Un grand silence s’établit et une femme d’unâge mûr, mais qui avait encore cette beauté énergique et sombre desfemmes de Bohême, se leva d’une sorte de trône couvert d’oripeauxet vint à la rencontre des futurs époux.

C’était la reine des bohémiens.

Rocambole était, comme la veille, vêtu de savareuse de marin et coiffé de son chapeau ciré.

La reine lui dit :

– Étranger, tu sais quel danger temenace ?

– Oui, répondit Rocambole.

– Tous ceux qui ont voulu épouser Gipsysont morts.

– Je le sais.

– Il en est temps encore, et si tu veuxrenoncer à ton dessein, tu le peux.

– Je ne recule jamais.

– Songe encore, dit la reine, que lorsqueGipsy sera ta femme, comme tu n’appartiens ni à notre tribu, nimême à notre race, nous ne pourrons plus rien pour la protéger.

– Je la protégerai seul.

– Et toi, Gipsy, dit la reine, veux-tutoujours être la femme de l’étranger ?

– Je le veux, répondit Gipsy d’une voixferme.

– Alors, dit la reine, qu’il soit faitainsi que vous le désirez.

Et sur un signe d’elle, les dansesrecommencèrent, et les bohémiens se tenant par la main,exécutèrent, en chantant dans une langue mystérieuse, une chansonbizarre, autour de Rocambole et de Gipsy.

Puis, quand la danse fut terminée, on apportale gâteau de miel et de froment.

Rocambole et Gipsy le brisèrent et en prirentchacun un morceau.

Puis on leur apporta la cruche et ils burent àtour de rôle. Après quoi ils l’élevèrent chacun d’une mainau-dessus de leur tête et la laissèrent retomber.

La cruche se brisa en mille morceaux.

Alors les bohémiens poussèrent un hurrahqu’ils accompagnèrent de ces paroles :

– Longue vie à l’époux de Gipsy.

– Merci, dit Rocambole, et que votresouhait me porte bonheur !…

Les danses recommencèrent.

Alors, se conformant à la coutume, Rocamboleprit la jeune fille dans ses bras et l’emporta en disant :

– Elle est ma femme !

Et il s’élança, avec son fardeau, hors ducampement des bohémiens.

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