Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 3

 

Faisons maintenant connaissance avec la mèreCamarde et son cabaret à l’enseigne de l’Arlequin.

Dans le langage imagé du peuple de Paris, onappelle un arlequin l’assemblage de toutes sortes deviandes et de restes que les restaurants vendent aux cabarets debas étage.

Quand vous traversez le pont de Suresnes, vousavez devant vous les coteaux de Puteaux et de Courbevoie, derrièrevous le bois de Boulogne.

Sur la rive gauche de la Seine, un peu aprèsPuteaux, à un quart de lieue avant Courbevoie, il y a unemaisonnette bâtie de torchis, dont les fenêtres et les portes sontpeintes en rouge.

C’est le cabaret de l’Arlequin.

Ni à gauche, ni à droite aucune maison.

Le cabaret est isolé.

Le canotier joyeux que le dimanche arrache àson magasin ou à son atelier et rend à sa youle ou à sonyouyou, ne songe jamais à se rafraîchir au Cabaret del’Arlequin.

Les bourgeois qui viennent en promenade sur laberge n’y entrent pas davantage.

La maison est d’aspect sinistre.

L’hôtesse qu’on voit constamment assise sur saporte, attendant de rares chalands, est une grande femme, sèche,nerveuse au nez busqué, aux yeux noirs, qui a dû être d’une beautéhardie et fatale dans sa jeunesse et dont le regard a quelque chosede sinistre.

Au surnom qu’elle porte, on dirait une femmetout autre.

Quelque ogresse petite et trapue,avec des épaules larges et un nez épaté, il n’en est rien.

Ce nom de Camarde a une origine plusterrible.

Elle est la veuve d’un supplicié.

C’est pour cela que les bourgeois craintifs etles canotiers joyeux passent sans s’arrêter devant cette maisonpeinte en rouge, comme le sinistre instrument de mort sur lequelest monté, voilà dix ans, son propriétaire.

Pourtant la veuve ne se plaint pas.

Elle ne dit pas d’injures aux passants quidétournent la tête.

Elle ne salue pas avec des imprécations lescanots qui filent à toute voile, emportant un rieur équipage decalicots et de grisettes.

Que lui importe de ne rien vendre lejour !

Ce n’est pas à la lumière du soleil que laCamarde fait ses affaires.

Mais vienne la nuit !

Alors une lumière blafarde tremblote derrièreles carreaux de papier huilé qui garnissent les fenêtres, un filetde fumée monte au-dessus du toit.

Les pratiques arrivent, isolées ou deux pardeux, échangeant de mystérieux coups de sifflets, en chantant descouplets étranges des bagnes et des maisons centrales qu’on appellel’argot.

Un train de bois s’est arrêté, juste en facedu cabaret.

Une barque s’est détachée de cette île touteverdoyante qui vient finir au pont de Courbevoie.

D’amont et d’aval arrivent un à un des hommesà mine suspecte ; les uns en bourgerons bleus, les autrescouverts de ce vêtement des rouliers et des flotteurs qu’on appelleune peau de bique.

Et avec eux des femmes étranges, les unesvieilles et hideuses, les autres jeunes et d’une beauté hardie.

Et le cabaret de la Camarde s’emplit peu àpeu, et l’eau-de-vie à un sou le poison distille son venin et brûleces gosiers blasés.

Et ce sont des rires et des chants obscènes,ou de mystérieux conciliabules.

Le cabaret de la Camarde est le rendez-vous decette piraterie de la Seine qu’on appelle le Ravage.

Jadis, elle se réunissait à Asnières, dansl’île à laquelle elle avait donné son nom.

Mais Asnières est devenu depuis six ans unpays de villégiature et de high-life.

Les marchands de nouveautés y ont ouvert desmagasins splendides, les restaurants y sont nombreux, les cafésplus nombreux encore, et le parc, trois fois par semaine, projetteses illuminations sur la petite île que Eugène Sue a chantée dansles Mystères de Paris.

Les Ravageurs ont besoin de plus de silence etd’obscurité, il leur faut un endroit désert, un cabaret éloigné detout autre demeure.

Quand la Camarde est devenue veuve, le vides’est fait autour d’elle.

Alors les Ravageurs sont venus.

Le forçat en rupture de ban qui n’ose rentrerdans Paris vient puiser du courage à l’enseigne del’Arlequin.

C’est là que trône le Pâtissier.

Le Pâtissier est un chef de bande. LesRavageurs l’ont proclamé roi.

C’est un petit homme sec et maigre qui estd’une force peu commune.

Ancien couvreur, il est d’une agilitéremarquable et perche comme un chat sur les gouttières de la maisonoù il a résolu de commettre un vol.

Il a été condamné à dix ans deréclusion ; il a fait son temps. La loi n’a plus rien àréclamer.

Le jour, le Pâtissier est un brave homme quipêche honnêtement du barbillon et du goujon.

La Camarde l’a pris en pension.

Au temps du frai, quand la pêche estinterdite, le Pâtissier raccommode ses filets et radoube sescanots.

Pas plus que la Camarde, il ne se plaint de ladureté des temps.

Quelquefois cependant il disparaît pendantplusieurs jours, et même plusieurs semaines.

– Il est à la campagne, dit laCamarde.

Les initiés savent ce que cela veut dire.

La bande du Pâtissier a des ramifications avecles quatre ou cinq départements qui sont en relation avec Paris parla Seine, la Marne et les canaux.

Le monde de rivière, comme on dit, secourbe tout entier sous sa loi.

Les flotteurs qui descendent de Clamecyapportent souvent des renseignements précieux.

Alors le Pâtissier part avec eux.

Quelques jours plus tard on apprend qu’unemaison de campagne isolée, au bord de l’Yonne ou de la Seine, a étédévalisée.

Quelquefois même les habitants ont étéassassinés.

Mais quand la justice est saisie, le Pâtissierest fort tranquillement assis au seuil de maman Camarde, commel’appellent les flotteurs, ou dans l’île Verte, sa ligne à lamain.

Or, cette nuit-là même où la Mort-des-braves,le Notaire et leurs deux compagnons avaient repêchéJean-le-bourreau, et une heure après avoir découvert un cadavredont les bras s’étaient crispés à l’entour d’une planche, leshabitués ordinaires du cabaret étaient réunis.

Le Pâtissier disait :

– J’attends nos amis de Clamecy.

– Y a-t-il un bon coup à faire ?demanda une belle fille au regard effronté et couverte de haillons,qu’on appelait la Pie-borgne.

– C’est possible, dit le Pâtissier. Ledernier train de bois m’a fait savoir que la Mort-des-braves nousapporterait du nouveau.

– Silence ! exclama la Camarde, quiétait assise au comptoir.

On entendit des pas au dehors.

Les Ravageurs se turent un moment.

– Bah ! dit le Pâtissier, ce ne peutêtre que des amis.

En ce moment, la porte s’ouvrit et deux hommesentrèrent portant sur les épaules un homme inanimé.

Cet homme était celui que les flotteursavaient aperçu à l’avant du train de bois et qu’ils avaient prispour un cadavre.

Cet homme, Jean-le-bourreau l’avait reconnu ets’était écrié :

– C’est le maître !

Cet homme, c’était ROCAMBOLE !

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