Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 9

 

Le pas du vieillard retentissait dans lecorridor comme une menace.

Il s’arrêta à la porte de la chambre.

En même temps, Nadéïa et Nicheld entendirentla clé qui était restée dans la serrure et qu’on tournaitviolemment.

Le cœur de Nicheld battait à outrance. Nadéïase taisait.

– Nadéïa ! cria la voix du généralKomistroï, qui ronflait comme un tonnerre.

La jeune femme eut du sang-froid.

Elle parut s’éveiller en sursaut etrépondit :

– Mon père ! quevoulez-vous ?

– Qu’avez-vous ? que vousarrive-t-il ? demanda le général à travers la porte qu’ilessayait toujours d’ouvrir.

– Rien, mon père, je dormais et j’avaisle cauchemar.

– Ah ! dit-il, d’un air dedoute.

Puis il ajouta :

– Je croyais que vous n’étiez passeule…

– Avec qui donc voulez-vous que jesois ? demanda Nadéïa, qui eut le courage d’accompagner cesparoles d’un petit rire sec et moqueur qui parvint jusqu’augénéral.

– C’est bien, dit celui-ci.

Et il s’en alla.

Nicheld, de plus en plus tremblant, entenditles pas s’éloigner dans le corridor, puis la porte de la chambre serefermer.

Nadéïa s’était approchée de la fenêtre et elleregardait maintenant la lumière qui partait de la chambre de sonpère et se projetait sur le feuillage des arbres du parc.

Une silhouette allait et venait au milieu decette lumière tremblante.

Nadéïa comprit que le général faisait sespréparatifs pour se coucher.

Puis la silhouette disparut et, peu après, lalumière s’éteignit.

– Mon père est au lit, dit Nadéïa,maintenant tu peux parler.

Mais Nicheld continuait à trembler.

– J’ai peur, dit-il…

– Parle ! dit-elle tout bas, maisavec un accent impérieux.

Qu’est devenu mon enfant ?

– Je ne sais pas.

– Tu m’as pourtant dit tout à l’heurequ’il n’était pas mort.

– Je vous le répète.

– Eh bien ! qu’est-il devenu ?qu’en a-t-on fait ?

– Madame, dit Nicheld, vous ne pouvez pascomprendre ce qui s’est passé : depuis combien de tempscroyez-vous avoir été séparée de monsieur Constantin ?

– Mais depuis un an environ, ditNadéïa.

– Vous vous trompez, madame, il y a cinqannées passées.

– Oh !

Et Nadéïa, en laissant échapper cetteexclamation, porta les deux mains à son front et murmura :

– Suis-je donc folle ?

– Vous l’avez été, madame.

– Que dis-tu ?

– La vérité. À la suite de vos couches etdes événements dramatiques qui les ont entourées, vous avez étéprise de folie. Pendant quatre années, vous avez été confiée à unmédecin français.

– Je n’ai nul souvenir de cela.

– C’est possible, dit Nicheld, mais jevous dis la vérité : il n’y a pas un an que vous avez quittéVarsovie ; il y en a cinq.

– En quelle année sommes-nousdonc ?

– En 186…

Nadéïa étouffa un nouveau cri.

Puis, revenant à son idée fixe :

– Et tu dis que mon enfant n’est pasmort ?

– Je puis vous l’affirmer, car c’est moiqui…

– Toi !…

Et dans ce mot, Nadéïa fit passer un ouragande colère.

– Madame, dit humblement Nicheld, vous mecroirez après, si bon vous semble ; mais laissez-moi tout vousdire.

– Parle.

– Êtes-vous certaine d’être la fille dugénéral ?

Cette question si brusquement faite, fut pourNadéïa comme un coup de foudre.

– Mais… pourquoi me demandes-tucela ?… dis… balbutia-t-elle.

– Avez-vous souvenir de votreenfance ? reprit Nicheld.

– Sans doute ; j’avais trois ans quedéjà le général m’appelait sa fille.

– Oui… c’est vrai… mais, votremère ?

– Ma mère est morte en me donnant lejour, tu le sais bien, dit Nadéïa.

Nicheld parut vaincre en lui un dernierscrupule.

– Madame, dit-il, si je vous fais unepareille question, c’est que je suis résolu à ne pas servir pluslongtemps de complice au général.

– Mais explique-toi donc, malheureux.

– Tout ce que je pourrais vous dire, jel’ai écrit.

– Où ? quand ? demanda Nadéïadont la voix tremblait d’une étrange émotion.

– Il y a des choses que je n’oseraisjamais vous dire de vive voix, moi humble esclave, reprit Nicheld,mais, je vous répète, je les ai écrites.

– Quand ?

– Il y a quelques mois, ici, pendant quej’étais seul encore, j’ai tout consigné sur un journal : ilest écrit en langue russe, ma langue maternelle.

– Et ce journal, où est-il ?

– Dans le parc, je l’ai enfermé dans unpot de grès, puis j’ai enterré le pot au pied du cinquième arbre dela grande allée, à gauche, en partant de la grille.

S’il m’arrive malheur, et j’ai lepressentiment que le général me tuera, vous déterrerez le pot, vouslirez mon manuscrit et vous saurez tout.

– Mais tu peux bien me dire, au moins,fit Nadéïa d’une voix suppliante, ce qu’est devenu mon enfant.

– Le général me l’a confié.

– Ah !

– Un soir… à Varsovie, trois jours aprèsla naissance, poursuivit Nicheld, je suis parti avec la nourricequi l’allaitait, et nous sommes venus en France.

– Après ?

– Là, par l’ordre de votre père, je l’aimis aux Enfants-Trouvés.

– Mon Dieu ! murmura Nadéïa d’unevoix sourde. Avez-vous un signe de reconnaissance, aumoins ?

– Le général me l’avait défendu, maisj’ai transgressé ses ordres… Vous trouverez dans ce que j’ai écritle moyen de le réclamer… Adieu, madame… adieu.

Et Nicheld se dirigea vers la porte et essayade l’ouvrir sans bruit.

Mais le général, en tournant et retournant laclé dans la serrure, l’avait fermée en dehors.

L’avait-il fait exprès ?

Nicheld le pensa et murmura :

– Je suis perdu !

Puis il alla vers la fenêtre et l’ouvrit.

– Adieu, madame, répéta-t-il.

Il monta sur l’entablement et, bien que lafenêtre fût à vingt pieds du sol, il sauta dans le parc.

La nuit était sombre. Nadéïa ne le vit pointtomber, mais elle entendit le bruit de ses pas quis’éloignaient.

Nicheld ne s’était donc fait aucunmal ?

Alors la jeune femme se mit àgenoux :

– Mon Dieu, mon Dieu !murmura-t-elle, protégez-moi ! Mon Dieu ! rendez-moi monenfant !

**

*

Le lendemain, Nadéïa vit entrer chez elle legénéral, qui lui dit froidement :

– Nicheld est parti ce matin. Je l’aienvoyé à Varsovie. Cet homme était un fort mauvais serviteur.

Nadéïa regarda son père avec épouvante, et unepensée traversa son esprit :

– Il l’a tué peut-être ! sedit-elle.

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