Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 17

 

Qu’était devenue Gipsy ?

L’un des deux hommes accourus au coup desifflet de la prétendue Irlandaise l’avait chargée sur sonépaule.

L’autre, ramenant les deux coins du tablierqui enveloppait la tête de la jeune fille, les avait noués.

Si, en dépit du bâillon qu’on lui avait passédans la bouche, Gipsy eût crié, ses cris n’eussent pas dépassé letablier, qui était en laine épaisse.

Les deux hommes, suivis de la femme enhaillons, se dirigèrent donc vers le pont de Londres, qu’ilstraversèrent.

De l’autre côté du pont un cab attendait.

Le cocher avait sans doute le mot d’ordre, caril ne parut nullement surpris de voir l’un de ces trois personnagesjeter dans la voiture une masse informe qui se débattait. C’étaitGipsy.

L’Irlandaise et le second des deux hommeséchangèrent alors quelques mots dans une langue inconnue.

Puis, ils se séparèrent.

L’homme qui avait porté Gipsy sur ses épaules,monta seul dans le cab, disant en anglais au cocher :

– À Hampstead.

Le cab se mit en mouvement et l’homme relevantGipsy à demi-étouffée, l’assit auprès de lui.

Il dénoua un peu le tablier, de façon qu’ellepût respirer ; puis, lui appuyant sur la gorge la pointe d’unstylet :

– Bohémienne, dit-il, si tu pousses uncri, si tu cherches à m’échapper, tu es morte !

Mais Gipsy, folle de terreur, ne cherchaitpoint à fuir.

Gipsy se sentait perdue.

Hampstead est, comme on le sait, un villageaux portes de Londres, sur le penchant d’une colline.

Du haut de cette colline, par une bellejournée d’été, l’œil embrasse le vaste horizon de la capitale duRoyaume-Uni.

C’était vers Hampstead que le cab se dirigeaitau grand trot.

En moins de vingt minutes, il eut atteint leshauteurs du village et s’arrêta à la grille d’un petit cottagesitué sur le point culminant de la colline.

Ce cottage était, depuis quelques mois, lesujet de bien des commentaires.

C’était un vaste bâtiment carré, au toit enterrasse, entouré d’une haute muraille qui le protégeait contre lesregards indiscrets.

Le jardin était planté de grands arbres.

Une architecture bizarre avait présidé à laconstruction de ce monument.

Selon les uns, la Maison rouge, ainsila nommait-on, à cause de ses murs en briques, avait été bâtie parun nabab fatigué du soleil indien, ébloui par la civilisationeuropéenne, et qui était venu se fixer à Hampstead, pour être àportée de Londres et de ses plaisirs.

Selon d’autres, c’était la résidence d’unancien commodore, jadis au service de la Compagnie des Indes, etqui vivait là dans la retraite la plus absolue.

Toujours est-il que personne n’avait jamais vuà visage découvert le mystérieux habitant du cottage.

Rarement, la nuit, on apercevait sur lesarbres, qui dépassaient en hauteur le mur d’enceinte, laréverbération des lumières des croisées.

Plus rarement encore, un bourgeois d’Hampsteadattardé voyait-il la grille s’ouvrir et une voiture fermée sortirdu parc et se diriger rapidement vers Londres.

Jour et nuit le silence.

Cependant, le fossoyeur du cimetièrepresbytérien qui avait toujours, le soir, quelque lugubre histoirede morts ou de revenants à raconter au public-house de laVictoire dont il était un habitué fidèle, – le fossoyeurprétendait qu’en passant une nuit d’hiver, sous les murs ducottage, il avait entendu des bruits étranges.

D’abord une musique monotone, bizarre,arrachée à des instruments évidemment inconnus.

Puis des chants non moins bizarres, dans unelangue qu’il n’avait point comprise.

Enfin des cris de désespoir qui évidemmentprovenaient d’une femme.

Puis il ajoutait encore, que lorsqu’il avaitété à une certaine distance, il avait vu tout à coup une immensecolonne de fumée mélangée de flammes et d’étincelles se projeterau-dessus du cottage.

Mais c’étaient là propos de fossoyeur, et JeanPaldy, – tel était son nom, – passait pour avoir beaucoupd’imagination quand il avait bu deux ou trois verres de wisky.

Cependant les Anglais en remontreraient auxAméricains en matière de superstitions.

Les tables tournantes, avant de faire cheznous le bonheur de cent mille imbéciles, ont passé plusieurssaisons à Londres et y ont reçu une hospitalité des pluscourtoises.

Petit à petit le récit du fossoyeur avait faitle tour de Hampstead, ville célèbre par ses ânes et ses âniers, etles gros bonnets de l’endroit n’avaient pas hésité un seul instantà décider que le cottage était, la nuit, hanté par des esprits.

Insensiblement le nom de Maison rouges’était modifié.

On avait appelé le cottage la Maisonmaudite.

Or, c’était à la porte de cette singulièredemeure que venait de s’arrêter le cab dans lequel était Gipsy etson ravisseur.

Le ravisseur reprit Gipsy dans ses bras etdescendit.

Puis le cab tourna bride et s’en alla, sansque le cocher eût été payé.

Ce qui était une preuve que le cab n’était pasde régie et que le cocher était de connivence avec l’Irlandaise –et les deux hommes.

Le ravisseur sonna à la grille qui était àl’intérieur garnie d’épais volets.

Quelques secondes après, un étroit guichets’ouvrit dans le milieu de la porte, et une voix demanda, enanglais :

– Qui est là ?

– La Lumière a parlé, dit leravisseur de Gipsy.

La jeune fille, à demi morte d’effroi, avaitpeine à se soutenir.

Son bâillon l’empêchait de parler, et lapointe du stylet qu’elle avait sentie sur sa gorge, était unemenace permanente qui l’empêchait de songer à fuir.

La grille s’ouvrit.

Gipsy se sentit poussée en avant.

Puis la grille se referma.

Alors on la débarrassa de ce tablier qui luicouvrait la tête et la plongeait dans les ténèbres.

Et Gipsy promenant un regard atterré autourd’elle vit un grand jardin, de hautes murailles, une maison qui luiétait inconnue.

Et devant elle une femme vêtue d’une façonbizarre.

C’était cette femme qui avait ouvert leguichet et demandé d’abord ce qu’on voulait.

L’étonnement domina momentanément la terreurde Gipsy.

Une sorte d’attraction bizarre la força àregarder cette femme, qui cependant n’était plus jeune, mais quiconservait les traces d’une beauté farouche.

Drapée dans une couverture rouge, les cheveuxnoirs enveloppés d’un madras, les seins nus, elle portait auxchevilles et aux poignets de gros bracelets d’or massif qui sedétachaient sur sa peau cuivrée, car c’était évidemment une femmede race indienne.

Elle regarda Gipsy et dit en anglais.

– Qu’est-ce que cet enfant ?

– Cet enfant est une femme, répondit leravisseur.

Et en un tour de main il dénoua l’abondantechevelure blonde de Gipsy qui tomba à flots sur ses épaules.

– Son nom ? dit-elle.

– Gipsy.

– Qu’a décidé laLumière ?

– Qu’elle irait se prosterner au pied dutrône de la déesse, répondit le ravisseur, et implorer sonpardon.

Gipsy ne comprit pas.

Cependant elle frissonna des pieds à la têteen voyant le sourire cruel qui passa sur les lèvres charnues de lafemme aux bracelets d’or.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer