Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 35

 

La lettre était ainsi conçue :

 

« Si, comme on l’affirme, sir JamesNively, l’ami de sir George Stowe, est un parfait gentleman, ilviendra en aide à une femme folle de douleur et de désespoir, etqui se dit

« Sa servante désolée,

« VANDA. »

 

L’adresse qui suivait le nom était précisémentcelle de la maison habitée, suivant sir George Stowe, par leFrançais et sa compagne.

Sir James Nively se mit à étudier l’écriture,qui paraissait tremblée.

Évidemment la main qui avait tracé cettelettre était agitée par une vive émotion.

Sir James fit cette remarque avec plaisir.Elle éloignait de son esprit la supposition d’un piège.

Néanmoins, et bien que la soirée ne fût pastrès avancée, il remit sa visite au lendemain, pensant que le jouril ne serait pas, en cas de surprise, sous la protection seulementdu revolver et du poignard qu’il avait toujours sur lui, – maissous celle non moins efficace des policemen.

Le baronnet joignit à la sagacité de l’Indienle flegme de l’Anglais.

Il se mit au lit, après avoir renouvelél’appareil de sa blessure, et dormit avec beaucoup de calmejusqu’au lendemain dix heures.

Quand il s’éveilla, un beau rayon de soleiljouait sur la courtine de son lit, et les oiseaux chantaientjoyeusement dans le vaste jardin qui s’étendait sous sesfenêtres.

Sir James fit une courte toilette du matin etprit, à pied, la route de Haymarket.

Il trouva sans peine la maison indiquée etsonna.

Une femme vint lui ouvrir.

Certes, à Londres, la beauté courtvéritablement les rues, et les belles femmes sont aussi nombreuses,surtout les blondes, que les galets que la vague roule au bord dela mer.

Ce qui n’empêcha point le baronnet sir JamesNively de demeurer ébloui à la vue de cette femme vêtue de noir,aux yeux rougis par les larmes, et qui avait dans toute sa personnebrisée de douleur un charme et une fascination indicibles.

– Ah ! dit-elle, vous êtes sir JamesNively, n’est-ce pas ?

Il fit un signe affirmatif.

Elle lui tendit la main et l’entraîna àl’intérieur de la maison :

– J’ai failli douter de vous, dit-elle,et un moment j’ai désespéré… Pardonnez-moi, le malheur ne croitplus à rien.

Sa voix était brisée, – elle paraissaitcourbée tout entière sous un désespoir sans limites.

Sir James Nively la suivit dans cette maisonqui paraissait déserte.

Elle le fit entrer dans un petit salon aurez-de-chaussée.

Puis, comme si ses forces l’eussent trahie,comme si ses jambes eussent refusé de la soutenir plus longtemps,elle se laissa tomber sur un siège en disant :

– Pardonnez-moi, mais je ne sais pluscomment je vis… je vais mourir…

Sir James Nively l’Étrangleur, sir James lemystérieux agent des Thugs de l’Inde, cet homme dont le cœurn’avait jamais battu, dont la froide raison analysait toutesensation, cet homme éprouvait, en ce moment, un sentiment bizarreet dont il lui eût été impossible de se rendre compte.

Lui qui avait vu sans pâlir cet ange de labeauté qu’on appelait Gipsy monter sur le funeste bûcher, iléprouvait un trouble extraordinaire à contempler cette beautéfatale et satanique de Vanda.

Tel, jadis, le farouche intendant russe,Nicolas Arsoff, avait perdu la tête en revoyant son anciennemaîtresse, celle qui, autrefois, l’avait fait flageller.

Vanda lui dit avec un accent d’amertumeétrange :

– Vous me trouvez belle, n’est-cepas ?

Sir James tressaillit et ne réponditpas ; mais l’expression de son visage parla pour lui.

– Je croyais l’être hier, dit-elle.Aujourd’hui il paraît que je ne le suis plus. Je suis la femme quivivait ici avec le Français qui s’est battu avec votre ami sirGeorge Stowe.

 

– Ah ! fit le baronnet.

– J’ai été lâchement abandonnée, il y atrois jours, poursuivit Vanda dans le regard flamboyant que sirJames crut lire une haine mortelle, et savez-vous pourqui ?

– Je vous écoute, dit sir James, dontl’émotion grandissait.

– Pour une bohémienne, une danseuse desrues qui est partie avec lui pour la France.

– Cet homme est fou, dit froidement sirJames Nively.

Vanda reprit :

– Il m’a abandonnée, moi qui aurais donnéma vie pour lui, lâchement, honteusement, comme une fille perdue,en emportant nos dernières ressources, en me laissant sans unshilling et sans un seul de mes diamants, qu’il a eu l’audace de mevoler.

– Mais quel est donc cet homme ?demanda sir James, qui avait fini par s’asseoir auprès de Vanda etlui prendre la main.

– Ne me le demandez pas ! dit-elle,j’ignore son vrai nom, je l’ai cru noble, je l’ai cru riche… j’aieu foi en lui… je le hais.

Elle parlait avec une énergie sauvage etchaque mot qu’elle prononçait entrait, acéré, au cœur de sir Jamescomme une pointe d’acier.

– Je le hais, poursuivit-elle, autant queje l’aimais. D’abord j’ai voulu mourir.

Elle écarta le fichu qui couvrait sa poitrineet sir James recula.

La poitrine de Vanda portait les traces encoresanglantes d’un coup de poignard.

– Puis, j’ai voulu vivre, dit-elle, vivrepour me venger : j’ai retiré de mon sein le poignard que jedestine à ma rivale et à son séducteur.

Elle avait, en parlant ainsi, la beautésurhumaine d’un ange du mal, et la sauvage admiration de cet autregénie malfaisant qu’on appelait sir James Nively croissait àmesure.

– Mais, ô misère, dit-elle encore,comment quitter Londres ? je suis sans ressources. Comment lerejoindre ?

Alors j’ai songé à sir George Stowe, sonennemi. Sir George Stowe est absent…

On m’a dit que vous étiez l’ami de GeorgeStowe et j’ai pensé à vous…

Donnez-moi cent guinées pour quitterLondres : foi de femme implacable, je vous les rendrai tôt autard.

Et sir James l’écoutait et la regardait…

Et son oreille s’enivrait du son de cette voixde furie qui ne cessait pourtant pas d’être harmonieuse.

Et ses yeux étaient sous le charme de cettebeauté que la colère rendait magique.

Sir James Nively, tout fasciné qu’il était,eut cependant la force de réfléchir et de raisonner.

– Voilà un auxiliaire qui me tombe duciel ou plutôt qui me vient de l’enfer, pensa-t-il.

Et, tendant la main à Vanda :

– Madame, dit-il, je suis un de cesAnglais excentriques et romanesques qui regrettent l’âge de latable ronde et des chevaliers errants.

Je m’associe à votre vengeance et je suis prêtà vous accompagner en France.

– Vous feriez cela ? dit-elle.

– Quand voulez-vous partir ?répondit-il.

– Oh ! dit-elle avec un accent dehaine jalouse, si vous me vengez, il me semble que je vousaimerai !

Le baronnet sir James Nively tomba à sespieds, prit sa main et osa la porter à ses lèvres.

Alors un sourire glissa sur les lèvres deVanda, – un sourire semblable à celui qu’elle avait, par cette nuitterrible durant laquelle elle se promenait, altérée de vengeance,autour de ce bassin dans lequel l’intendant Nicolas Arsoff mourait,lentement étouffé par l’eau qui se transformait peu à peu englaçons.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer