Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 37

 

– D’ordinaire, le froid est piquant et lebrouillard épais, à Londres, un soir de Noël.

C’était pourtant le contraire, ce soir-là.

Le ciel était clair et les étoiles brillaient.L’air était doux et presque tiède.

On eût dit une nuit d’été.

Quand la porte s’était refermée, j’avais vu lalumière courir derrière les croisées du rez-de-chaussée, ets’arrêter à une dernière qui était entr’ouverte.

Je m’approchai sans bruit de cettecroisée.

Et alors, je vis Faro debout, son bonnet à lamain, devant la femme qui était assise auprès de la cheminée.

Ils étaient dans un petit boudoir qui me parutêtre un palais, tant il était richement meublé et décoré.

La dame – car à sa mise on voyait bien quec’était une lady – regardait tristement Faro et luidisait :

– Tu dis donc qu’elle est grande etbelle ?

– Elle vous ressemble, répondit Faro.

Des larmes lui vinrent aux yeux.

– Oh ! je voudrais la voir…dit-elle.

– Mais, madame, répondit Faro, prenezgarde !… vous savez le danger que vous courez…

Elle eut un geste de douloureuseimpatience :

– Je suis mère ! murmura-t-elle.

– Mais, madame, reprit Faro, nesavez-vous pas que White-Chapel est un quartier infâme où unegrande dame comme vous ne saurait entrer sans êtresuivie ?…

Elle prit Faro par la main etreprit :

– Vois-tu, si je pouvais voir ma filleune heure… après, peu m’importerait la mort ! ils pourraientme tuer… Voyons, Faro, mon ami, ne saurais-tu trouver un moyen pourque je la voie une heure… moins que cela même ?…

Faro paraissait réfléchir :

– J’en sais bien un, dit-il, mais jen’ose vous l’indiquer, milady.

– Pourquoi ?

– Parce que vous vous trahirez… Votreémotion vous arracherait un cri… et ce cri vous perdrait…

Mais elle lui dit d’un tonimpérieux :

– Parle, je veux savoir…

Faro hésita un moment encore ; mais elleavait une attitude si suppliante qu’il finit par luidire :

– C’est demain Noël.

Ce jour-là, les bohémiens sont les bienvenusdans le Londres des riches et des seigneurs. Ils s’en vont partroupes de porte en porte, disant la bonne aventure ou dansant auson des castagnettes, et encaissant partout des pence et despenny.

Si vous le voulez, demain je conduirai Gipsy àWhite-Hall, et elle dansera dans le jardin ; vers deux heures,passez en voiture par là, mais ne vous arrêtez pas.

Elle pressa les mains de Faro avecreconnaissance et murmura :

– Ma fille ! ma fille ! je vaisdonc la voir !…

Puis elle prit une bourse et la tendit àFaro.

En même temps, elle détacha de son bras ungros bracelet d’or massif et le lui donna.

– Voilà pour elle, dit-il.

Comme Faro faisait mine de se retirer, jem’élançai hors du jardin.

J’avais les yeux pleins de larmes.

Cette femme, c’était ma mère !

Je courus depuis Haymarket jusqu’àWhite-Chapel sans m’arrêter.

J’avais peur que Faro n’arrivât avant moi.

Je repris le même chemin périlleux et, aurisque de me tuer vingt fois, j’arrivai dans cette mansarde avantle retour de celui que j’avais toujours cru mon père.

Quand il rentra j’étais blottie sous mescouvertures et je faisais semblant de dormir.

Mais mon cœur battait violemment.

Faro se baissa vers les deux pierres du foyeret glissa le bracelet dans mon brodequin.

Je ne dormis pas de la nuit, comme bien vouspensez. J’aurais voulu être au lendemain tout de suite.

Enfin le jour arriva.

– Petite, me dit Faro, va donc voir danston brodequin ? peut-être y a-t-il quelque chose ?

Et lorsque j’eus trouvé le bracelet et feintune grande joie et une grande surprise, Faro ajouta :

– C’est probablement la reine quit’envoie cela, mon enfant !

– Pourquoi donc la reine ?demandai-je.

– Afin que tu ailles aujourd’hui danser àWhite-Hall.

– J’irai, répondis-je.

Et, toute joyeuse, je passai le bracelet à monbras.

Ce jour-là, en effet, vers les deux heures,Faro, qui avait recruté quelques autres Bohémiens, nous amena àWhite-Hall.

Bientôt la foule s’amassa autour de nous.

Les cavaliers passèrent au pas pour me voirdanser, les équipages s’arrêtèrent.

Et je tourbillonnais en les regardant, et monœil plongeant au travers des voitures, cherchait à voir la femme dela nuit précédente, c’est-à-dire ma mère. Tout à coup un criperçant domina les applaudissements de la foule et excita unecertaine rumeur parmi elle.

Ce cri, qui parvint à mon oreille, fut siperçant, si déchirant, que je cessai de danser.

En même temps un grand mouvement s’opéra dansles voitures et plusieurs s’éloignèrent.

Puis la foule se dispersa, anxieuse, et commes’il fût arrivé un grand malheur.

Les bohémiens, mes compagnons, étaient étonnéscomme moi et demandaient ce qui s’était passé.

Seul, Faro, silencieux et sombre, neparaissait point étonné.

Mais la nouvelle, après avoir couru de boucheen bouche, nous parvint.

Une dame s’était évanouie en me voyantdanser.

C’était elle qui avait poussé un cridéchirant.

Cette dame c’était lady Blesingfort, une desplus belles et des plus riches ladies des trois royaumes et filled’un ancien gouverneur général des Indes.

Comme la cause de cet évanouissement demeuraitmystérieuse, la curiosité publique se trouvait surexcitée au plushaut point.

Mais Faro qui voulait à tout prix m’éloignerde White-Hall, me prit par le bras et dit à noscompagnons :

– Allons boire du wisky…

Nous nous dirigeâmes vers le Wapping.

Seulement notre bande s’était accrue d’unnouveau camarade.

Un homme aussi bronzé que Faro, couvert, commeles hommes de notre tribu, de haillons et d’oripeaux, parlant lalangue des bohémiens et connaissant tous nos signes mystérieux,s’était approché de nous, se disant bohémien d’Écosse.

On l’avait bien accueilli, d’autant mieuxqu’il paraissait être seul et sans ressources.

Cet homme nous suivit à la taverne du RoiGeorge.

Il me regardait avec une grande attention, et,plusieurs fois, il m’avait demandé mon nom.

– Vous le savez aussi bien que moi, luirépondis-je.

J’éprouvais pour lui une aversion instantanéeet profonde.

Faro, au contraire, qui paraissait vouloirs’étourdir, lui fit raison, le verre en main, toute la soirée.

Quand nous rentrâmes, Faro était ivre, – cequi lui arrivait rarement, – et le bohémien nous accompagnaittoujours.

Il ne nous quitta qu’à la porte.

Faro monta l’escalier en trébuchant à chaquemarche.

Puis, arrivé dans notre mansarde, il se jetalourdement sur son lit et s’endormit d’un profond sommeil.

Alors, ma résolution fut prise.

Je quittai mes vêtements pour endosser leshabits de mousse que j’avais la nuit précédente.

Puis, certaine que l’ivresse serait assezpuissante sur Faro pour qu’il ne s’éveillât point avant quelquesheures, je repris le chemin aventureux que j’avais déjà suivi laveille.

Je voulais revoir cette femme qui était mamère.

Et quand je fus dans la rue, je me mis àcourir si fort, que je ne remarquai pas le bohémien qui mesuivait.

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