Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 42

 

Milady chevauchait, pendant ce temps-là, aumilieu de cette vallée déserte et sur laquelle semblait peser cettetristesse légendaire qui enveloppait le château.

Les rares laboureurs qui se trouvaient dansles champs détournaient la tête en la voyant passer.

Elle haussait les épaules et continuait sonchemin.

Milady, ce jour-là, se souciait moins encoreque les autres jours du sentiment d’effroi bizarre qu’elleinspirait.

Les narines dilatées, la poitrine gonflée,elle aspirait, avec une sorte de volupté âcre, l’air vif du matin,encore rafraîchi par l’orage de la nuit.

Au bout du vallon, après avoir suivi un petitchemin creux, bordé de haies, elle trouva la route impérialed’Amiens à Noyon et la traversa pour reprendre un autre sentier quis’enfonçait dans un site plus sauvage encore que celui quienvironnait le manoir de Rochebrune.

Le souple poney d’Islande trottait d’un bontrain, sautant les flaques d’eau du sentier, passant quelquefoispar-dessus les haies et les ruisseaux.

Milady était une écuyère intrépide.

Au bout d’une heure, elle eut atteint un petitbois de hêtres et de bouleaux qui s’allongeait sur les derniersescarpements d’une colline.

À droite et à gauche, aucune traced’habitation.

La campagne était déserte.

Cependant, avant de s’engager dans un de cessentiers forestiers que dans le centre de la France on nomme desfaux chemins et dans le nord une coulée, milady mit pied àterre.

Le sol était humide et boueux par place.

L’Anglaise l’examina et eut bientôt remarquédes empreintes de pas.

Les gros souliers d’un paysan étaientlargement marqués sur la boue du sentier.

Puis, à côté de cette trace, il y en avait uneautre, celle d’une chaussure plus fine, à talons et sans clous.

Cette dernière empreinte fit pousser à miladyun soupir de soulagement.

Elle remonta à cheval d’un seul bond et lançale poney sous la futaie.

La futaie n’était pas de longue durée ;elle faisait bientôt place à un taillis épais, et remplid’épines.

Mais le poney avait sans doute l’habitude d’unpareil voyage, car il s’engagea bravement dans les broussailles,évitant avec une adresse infinie les branches d’arbres qui auraientpu blesser celle qui le montait.

Après le taillis, la clairière.

Et au milieu de la clairière une hutte debûcheux, c’est-à-dire de bûcherons et de charbonniers.

Un filet de fumée s’en échappait.

Le poney, à la vue de la hutte, se prit àhennir.

À ce bruit, deux hommes sortirent et vinrent àla rencontre de milady.

L’un d’eux était un bûcheron hâlé et noircipar le grand air.

L’autre portait le pantalon de cotonnade bleueet la veste brune du marchand forain.

Une balle de colporteur, placée d’ailleurs àl’entrée de la hutte, achevait de compléter l’illusion.

Nous disons l’illusion, car en examinant cethomme attentivement, on se demandait s’il exerçait réellement cetteprofession et si ce n’était pas plutôt un déguisement. En effet,c’était un homme d’environ cinquante ans, aux cheveux grisonnantscomme ses favoris taillés à l’anglaise.

Mais le souvenir de Rocambole traversa sonesprit.

Son pied étroit, sa main petite et bien faite,une certaine fierté dans le port de la tête et la démarche,attestaient que cet homme avait dû, dans tous les cas faire jadisun tout autre métier.

Milady se laissa glisser de sa selle et confiason cheval au bûcheux.

Celui-ci le prit par la bride et se mit à lepromener au pas dans la clairière.

Pendant ce temps, milady et le prétenducolporteur entraient dans la hutte.

– Eh bien ! Franz ? dit-elleavec une émotion subite dans la voix.

– Bonne nouvelle, madame, répondit celuià qui elle donnait ce nom allemand.

– Mon fils…

– Plus beau que jamais…

– Heureux ?

– Amoureux fou…

Une vague inquiétude se peignit un instant surles traits de milady.

– Il va se marier, dit Franz.

– Mon Dieu !

– Et il sera heureux, car la jeune fillequ’il aime est charmante… et pauvre… elle lui devra tout…

La physionomie assombrie de milady se déridaun peu à ces paroles ; la flamme de ses yeux s’adoucit :elle perdit cet air farouche qui lui était habituel et prenant lamain du faux colporteur qui se tenait debout devant elle, elle luidit d’une voix émue :

– Sais-tu qu’il a vingt-quatre ans,Franz, et que je ne l’ai pas revu depuis qu’il en avait cinq àpeine ?

– Madame, dit Franz, je n’ai jamais osévous faire une observation, j’ai toujours exécuté vos ordresservilement sans les discuter, comme une machine et non comme unhomme.

Jamais je n’ai osé lever les yeux sur vous,quand vous ordonniez. Eh bien…

Il hésita et sa voix trembla dans sagorge.

– Eh bien ! dit milady qui fronça lesourcil.

– Oh ! je n’ose parler…

– Parle ! je le veux.

Le faux colporteur parut faire un violenteffort sur lui-même.

– Madame, dit-il, ne pensez-vous pas quel’amour maternel rachète bien des crimes ?

– Tais-toi !…

Mais Franz poursuivit avec une véhémencesubite :

– Vous avez voulu que je parle, madame,je parlerai.

Milady, sans force et comme brisée parl’émotion, s’était assise sur un monceau de fougère amoncelé dansla hutte.

– Madame, reprit cet homme à qui on avaitdonné le nom de Franz, voici vingt ans que votre père est mort…

Milady couvrit son front de ses deuxmains.

– Il y en a six que votre sœur…

– Franz ; par pitié !…

– Qui donc pourrait maintenant venirréclamer cette fortune que vous possédez depuis silongtemps ?

– Franz… au nom du ciel !…

– Votre fils est parfaitement heureux,poursuivit Franz, mais parfois un nuage de mélancolie plane sur sonfront… Il songe qu’il n’a pas de nom… il se dit qu’il n’a plus demère…

Milady tremblait maintenant comme une feuilled’automne prête à tomber.

– Pourquoi ne rendriez-vous pas une mèreà son fils ? pourquoi ne viendriez-vous pas habiterParis ? acheva Franz.

Mais soudain, milady se redressa, et seslarmes, qui commençaient à couler, se séchèrent à la flamme sombrede son regard.

– Mais tu ne sais donc pas, malheureux,dit-elle, à quelles tortures je suis vouée depuis six années.

– Que voulez-vous dire ? demandaFranz avec étonnement.

– Tu dis que mon père est mort…

– Oh ! j’en suis sûr, dit Franz.

Et un sourire fatal glissa sur ses lèvres.

– Eh bien ! il sort de sa tombe…

– Les morts ne reviennent pas,madame.

– Celui-là revient, poursuivit miladyavec un accent de terreur.

Il revient… chaque nuit… traînant les chaînesdont nous l’avons couvert…

– Folle !

– Chaque nuit, continua milady, dont lesdents claquaient, il vient s’asseoir à mon chevet etmurmure :

« Restitue !restitue ! »

Franz haussa les épaules :

– Mais à qui restituer ? dit-il.

– À l’enfant de ma sœur.

– Allons donc ! murmura Franz, voussavez bien qu’alors même que vous le voudriez, les autres ne levoudraient pas.

– Tais-toi !… ne me parle pasd’eux…

– Madame, dit Franz d’un ton sévère, vousm’en avez trop dit maintenant pour ne point me tout confier. Au nomdu forfait qui nous lie, je vous somme de parler…

Milady frissonnait.

– Tu le veux ? dit-elle.

– Oui.

– Eh bien ! écoute…

Et elle prit la main de Franz et la serraconvulsivement.

– Parlez, dit l’Allemand avec calme.

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