Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 43

 

Quelle sombre histoire de revenants et despectres milady raconta-t-elle à cet homme qui se disait lié à ellepar un forfait commun ?

Mystère !

Mais sans doute que les paroles de Franzrendirent à la châtelaine de Rochebrune quelque calme, carlorsqu’elle revint au manoir, vers midi, elle avait retrouvé cettenonchalance et ce sang-froid qui, le matin, avaient étonné etpeut-être même inquiété le vieux Bob.

Par contre, celui-ci était plus taciturne etplus morose encore que de coutume.

Cependant, il n’avait pas questionné Jacquot.Il n’avait pas cherché à savoir par suite de quelles circonstancesl’étrangère, au lieu de coucher dans la chambre rouge avait occupéun des douze lits de milady.

Cette dernière demanda à déjeuner.

Bob avait conservé auprès de sa maîtresse lavieille coutume des intendants anglais.

Il la servait à table.

Seulement, il y avait sans doute entre elle etlui des secrets non moins terribles que ceux qui la liaient àFranz, car elle se départait de l’orgueil britannique pour causerfamilièrement avec lui.

Cependant, ce jour-là, elle avait presqueachevé son repas sans dire un mot.

Bob se hasarda à lui adresser la parole.

– Milady paraît contente, aujourd’hui,dit-il. Les nouvelles de Paris sont bonnes sans doute ?

– Très bonnes, dit milady.

– Ah ! fit Bob.

– Mon fils va se marier…

Bob murmura :

– Honneur et longue vie au fils demilady.

Mais celle-ci l’interrompit brusquement.

– Dis donc, Bob, fit-elle, est-ce que tucrois à la Providence, toi ?

– Je ne sais pas, répondit l’intendantd’un air niais.

– Cependant, comme moi, tu crois auxmorts qui reviennent ?

– C’est-à-dire, répondit Bob, qu’il fautbien que je croie à ce que milady me raconte.

– Tu n’as donc jamais vu lespectre ?

– Jamais…

– Tu n’as jamais entendu le bruit de seschaînes ?

– Jamais. Et même…

Milady appuya son coude sur la table et sonmenton dans sa main :

– Voyons, parle… dit-elle.

– Eh bien ! milady, reprit Bob, j’aitoujours eu une idée.

– Laquelle ?

– C’est que le spectre et ses chaînesn’étaient qu’une vision de votre esprit troublé.

– Alors, c’est le remords…

– Je ne sais pas, dit Bob. Mais tout ceque je puis vous affirmer, c’est que ni moi, qui couche tout enhaut du château, ni les domestiques qui chaque soir se relèguentdans un pavillon du rez-de-chaussée, nous n’avons jamais rien vu,ni entendu…

– Oh ! fit milady.

– Pardon, dit Bob, j’oubliais…

– Ah ! tu vois bien !

– Une nuit, je vous ai entendue crier.J’ai prêté l’oreille… Vous sembliez vous défendre… mais aucuneautre voix ne se mêlait à la vôtre… Je crois que ce sont toutes leslégendes qui courent sur le château qui ont achevé de répandre letrouble dans votre esprit.

– Mais tu sais bien, dit milady, qu’àGlasgow le spectre m’apparaissait, et à Londres aussi.

– Vous le disiez, du moins…

– Chaque nuit, mon père sort de satombe…

Bob ne répondit rien.

– Sais-tu ce qu’il me demande ?

Et la lèvre de milady se retroussadédaigneusement.

– Il me demande, poursuivit-elle, derendre à la bohémienne cette fortune que j’ai acquise pour mon filsau prix de tant de sang.

Bob tressaillit.

– À ce prix, continua milady, il mepardonnera la faute de ma jeunesse, il me pardonnera mes amoursavec l’Indien Napo-Yseb, il me pardonnera sa mort, il me pardonnerala mort de ma sœur.

– Ah ! il vous demande cela ?fit Bob.

– Oui, dit milady. Il veut que jedépouille mon fils qui a été élevé dans l’opulence, qui n’a jamaiseu besoin de compter, qui puise à pleines mains dans des coffresremplis sans cesse… Il veut que je le fasse pauvre… Ah !ah ! ah !… vois-tu mon fils pauvre et grattant du papierpour vivre, dans quelque officine ou dans quelque comptoir,Bob ?

Et elle riait d’un rire sauvage.

On eût dit une tigresse mère défiant leschasseurs qui en veulent à ses petits.

Bob se taisait.

– Et il me menace des flammes éternelles,reprit-elle. Eh bien ! que m’importe ! Je brûlerai… monfils sera heureux… mon fils ne saura jamais qu’il est le fils d’uneparricide… que son or est taché de sang… Que m’importe !

Et milady se leva, arpenta d’un pas inégal etbrusque la salle où elle venait de déjeuner et finit par dire àBob :

– Ce château m’est odieux… je veux m’enaller d’ici…

– Et où irez-vous donc ? demandaBob.

– À Paris.

Il ne put dissimuler un geste d’effroi.

– Je veux voir mon fils, dit milady avecun sombre enthousiasme ; je veux jouir de son bonheur… je veuxm’enivrer de ses triomphes.

Bob ne répondit point. Seulement, sous leprétexte de donner des ordres aux domestiques, il quitta la salle àmanger, et milady demeura seule.

**

*

Le soir était venu.

Milady avait fermé à double tour cette portede communication qui se trouvait entre les corridors dans lesquelsouvraient ses différentes chambres.

Les domestiques étaient rentrés dans leurpavillon.

Bob était couché.

Milady, après avoir hésité un moment, ouvritla porte du numéro 11 et choisit cette chambre pour y passer lanuit.

Cette chambre donnait sur le jardin duchâteau.

Le calme de milady avait fait place peu à peu,et à mesure que le soir approchait, à une inquiétude nerveuse.

Elle ne voyait jamais arriver la nuit sansterreur ; cependant elle fit, comme à l’ordinaire, sa toilettede nuit et revêtit sa robe de chambre.

Mais au lieu de se mettre au lit, elle s’assitdans un fauteuil au coin de la cheminée et, les yeux fixés sur lapendule qui marquait onze heures et demie, elle attendit. Au boutde quelques minutes, un bruit lointain qui ressemblait à s’yméprendre au cri nocturne d’une chouette se fit entendre.

Milady se leva, ouvrit sa robe de chambre etdéroula une longue corde de soie qu’elle avait autour de la tailleet que l’ampleur de son vêtement avait dissimulée.

Puis elle s’approcha de la fenêtre etl’ouvrit.

Le houhoulement de l’oiseau de nuit lui arrivaalors plus distinct.

Milady fixa un des bouts de la corde au pieddu lit qui était de chêne massif et l’y noua solidement.

Puis elle laissa pendre l’autre bout en dehorsde la fenêtre.

Et, appuyée sur l’entablement, elle attenditencore.

Bientôt une ombre noire s’agita dansl’obscurité du jardin et se rapprocha lentement des murs duchâteau.

Ensuite cette ombre arriva sous lafenêtre.

Milady s’était penchée et regardait.

La corde de soie qui était à nœuds se tenditsubitement.

La forme noire s’y était cramponnée.

Elle montait lentement, mais elle montait, etfinit par atteindre l’entablement de la croisée.

Alors milady se rejeta en arrière et un hommesauta lestement dans la chambre, tandis que milady soufflait leflambeau qui se trouvait sur la cheminée et plongeait subitement lachambre dans les ténèbres.

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