Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 10

 

Revenons maintenant au cabaret del’Arlequin et par conséquent à Rocambole.

Il y avait émeute ce soir-là, parmi leshabitués de la mère Camarde.

Pourquoi ?

Le monde des voleurs est un petit peuple qui ases révolutions tout comme les nations ordinaires.

Armée de la nuit, soldats de l’ombre, gardeprétorienne du crime, ces hommes qui, bannis de la société, ontorganisé contre elle une résistance acharnée, ont, tout d’abord,compris une chose, c’est que la discipline est d’une absoluenécessité et que les armées, celles du pillage et du meurtre, aussibien que celles qui défendent le sol sacré de la patrie, ont besoind’être commandées.

De là l’absolue nécessité de reconnaître unchef et de lui obéir aveuglément, de là ces luttes intestines où laruse et la force brutale jouent alternativement leur rôle entredeux hommes qui se disputent le commandement.

Dès le moment où Rocambole évanoui avait étéapporté au cabaret de la mère Camarde, la vieille réputation del’ancien bandit l’avait désigné comme le successeur duPâtissier.

Qu’était-ce que le Pâtissier, voleur obscur,meurtrier sans éclat, auprès de Rocambole, l’homme devenulégende ?

À peine l’ancien chef des Valets-de-cœureut-il rouvert les yeux que les Ravageurs s’écrièrent :

– Voilà celui à qui nous obéironsdésormais !

Le Pâtissier, en quelques minutes, se vitprécipiter des hauteurs du pouvoir.

L’éloquence du Notaire racontant en sonlangage pittoresque la merveilleuse évasion de Rocambole et de sescompagnons, après qu’il avait arrêté, dans sa chute fatale, lecouteau de la guillotine, avait électrisé tout le monde.

Jean-le-bourreau avait ajouté :

– J’y étais. C’était moi le bourreau.

On l’avait applaudi.

Puis la Mort-des-braves, dont les maisonscentrales gardaient souvenir, avait fait valoir l’inertie et le peud’imagination du Pâtissier.

Ce dernier avait dû courber la tête devant cerevirement de l’opinion, et il n’avait pas protesté lorsque l’onétait allé offrir le commandement à Rocambole.

On sait comment Rocambole avait accueilli ladéputation composée du Notaire et de la Mort-des-braves, et commentil avait ajourné l’expédition projetée contre la maison mystérieusede Villeneuve-Saint-Georges.

Le lendemain, le Pâtissier avait disparu.

– Vous êtes des ingrats, avait-il dit ens’en allant. Nous verrons si, avec votre Rocambole, vous ferez vosaffaires comme vous faisiez avec moi.

Mais cette prétendue abdication cachait unehaine féroce, l’arrière-pensée de ressaisir ce pouvoir qui luiéchappait.

La mère Camarde elle-même lui avait dit adieufroidement.

Il y avait bien dix années pourtant, depuisque son mari avait, selon la terrible et pittoresque expression dupeuple, épousé la veuve, c’est-à-dire porté sa tête surl’échafaud, il y avait bien dix années que le Pâtissier avait étél’objet de toutes ses préférences.

Mais la Camarde avait changé comme les autres.L’ambition lui avait tourné la tête.

La femme qui vit dans le monde du crime a desenthousiasmes pour le plus criminel.

Aussi, quand le Pâtissier, faisant son petitpaquet qu’il plaça au bout d’un bâton, voulut lui tendre la main,elle n’avança point la sienne, et se borna à lui dire :

– Tu as raison de t’en aller, mongarçon ; tu n’es pas de force avec Rocambole.

– Tonnerre ! murmurait le Pâtissieren suivant la route de Paris, je me ferais roussevolontiers.

Rousse est la dénomination que lesvoleurs donnent aux agents de police.

On dit la rousse pour la police engénéral, les rousses pour désigner les agents.

Et cette idée le travailla tellement en cheminque, lorsqu’il fut dans le faubourg Saint-Honoré, un nom vint à seslèvres : Timoléon.

Timoléon avait été voleur, puis agent depolice ; il devait l’être encore, pensait le Pâtissier.

Or, Timoléon passait à bon droit pour avoirrecruté sa brigade parmi les voleurs les plus émérites que lemétier dégoûtait et qui voulaient vivre tranquilles.

Timoléon, du reste, avait dans le monde auquelappartenait le Pâtissier, la réputation de n’avoir jamais trahi nifait arrêter le malfaiteur qui venait à lui et lui offrait sesservices.

Il acceptait les gens ou les refusait.

Dans ce dernier cas, le voleur se retiraitlibrement et comme s’il avait eu un sauf-conduit.

Le Pâtissier continua son chemin, partagéentre l’amour-propre du malfaiteur qui se révolte à la pensée dedevenir un agent de police et la soif de vengeance qui lebrûlait.

Il haïssait tous ces hommes quil’abandonnaient, il haïssait plus encore cet homme qu’on appelaitRocambole et qui n’avait qu’à paraître pour être acclamé comme unchef.

La lutte ne fut pas longue, le désir de sevenger l’emporta sur l’amour-propre.

– Je vais chez Timoléon, se dit-il.Demain la rousse jettera un joli coup de filet au cabaret del’Arlequin.

Et il traversa la rue Royale, et par la rueSaint-Honoré, il se dirigea vers la rue desPrêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois.

C’était là que naguère encore Timoléon, quidepuis longtemps faisait de la police pour son propre compte, avaitun Cabinet d’affaires, là que M. le vicomte Karle deMorlux l’avait vu pour la première fois et lui avait offert de semettre dans son jeu contre Rocambole.

À l’entrée de la rue, le Pâtissiers’arrêta.

Une chose l’avait frappé.

Les croisées du troisième étage de la maisonhabitée par Timoléon et qui étaient celles de son logis, setrouvaient dépourvues de rideaux.

Timoléon était-il donc déménagé ?

Après un moment d’hésitation, il entra dansl’allée et monta à l’entresol où se trouvait le concierge.

Celui-ci lui apprit que Timoléon avait quittéParis.

Où était-il ? personne, hormis peut-êtreun seul homme, ne le savait.

Cet homme était un nommé Lolo que le Pâtissierconnaissait parfaitement.

– Bon ! se dit-il, je sais où jetrouverai celui-là.

Et il s’en alla aux halles, chezBaratte.

La nuit était proche et on allumait lesréverbères.

Le Pâtissier entra dans la salle basse dutraiteur et aperçut quelques rares buveurs disséminés autour destables graisseuses.

Une vieille femme buvait toute seule, à mêmele carafon d’absinthe.

– Tiens, se dit le Pâtissier, Lolo n’estpas ici, mais Philippette y est.

Philippette était cette vieille femme qui,longtemps pensionnaire de Saint-Lazare, était demeurée dans cettemaison d’arrêt à titre de femme de ménage.

C’était elle qui, trois mois auparavant, avaitporté le poison destiné à Antoinette Miller.

Quand le Pâtissier entra, elle leva latête.

– Ah ! dit-elle, c’est toi,compagnon ?

– Oui, la vieille.

– Tu cherches quelqu’un ? as-tubesoin de moi ?

– Je voudrais voir Lolo.

– Il viendra pour sûr. Mais si tu ne l’aspas vu depuis longtemps, tu te fais des illusions sur lui, va.C’est un garçon perdu, un feignant, un propre à rien qui esttoujours dans la boisson.

– Je voudrais qu’il me dise où jepourrais trouver Timoléon ?

– Timoléon ?

Et à ce nom Philippette tressaillit.

– Oui.

– C’est fini, dit-elle.

– Comment, fini ?

– Roulé par Rocambole, dit lavieille.

À ces mots, le Pâtissier étouffa uneexclamation de surprise et de haine.

– Bon ! fit Philippette, on diraitque ça te fait de l’effet.

Comme elle parlait ainsi, Lolo entra.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer