Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 21

 

Pour comprendre l’espèce d’horreur qui venaitde se manifester sur les traits de sir Arthur Newil, il faut direcombien le préjugé qui frappe d’ostracisme les bohémiens est granden Angleterre.

Les Anglais ne sont pourtant pas des délicatsen matière d’alliance.

Un noble ruiné épouse une fille de brasseurmillionnaire pour redorer son blason ou acquérir assez d’influencepour se faire élire à la Chambre des Communes.

Un autre s’allie à la race indienne et épouseune fille de nabab.

On a vu, ce qui est plus rare du reste, unpair d’Angleterre offrir sa main à une fille perdue.

Mais un Anglais de qualité aimer unebohémienne, ne fût-elle que sa maîtresse, jamais !

L’abîme qui sépare ces parias du monde estd’autant plus large, d’autant plus profond, que le gouvernement semontre plus tolérant avec eux, en respectant leurs mœurs étrangeset en ne les astreignant à aucun des devoirs du citoyenanglais.

Le bohémien vit à Londres comme au désert.

Il est libre, il fait ce qu’il veut, ilpratique sa religion bizarre, il se marie selon sa coutume, ilexerce ses différents métiers sous la protection efficace despolicemen.

Mais si on lui donne à boire dans un verre, oncasse le verre quand il a bu.

Si un gentleman-farmer, par une nuit d’orage,consent à abriter des bohémiens sous le toit de ses bestiaux, lelendemain, après leur départ, il fait exorciser la grange et brûlerdu sucre pour chasser les mauvaises odeurs.

On comprend donc le cri d’horreur échappé àsir Arthur Newil.

Anna s’appelait Gipsy.

Et Gipsy, son nom ne l’indiquait que trop,Gipsy était une bohémienne.

Et cette femme, il l’avait aimée, il l’aimaitencore… peut-être…

S’il avait eu les mains libres, il se fûtvoilé la face pour cacher sa honte.

L’homme masqué continua :

– Sir Arthur, Gipsy porte sur la poitrineun tatouage bizarre que vous avez dû remarquer.

– Non, dit sir Arthur, qui eut un regardhébété.

– Ce tatouage est d’origine indienne,poursuivit le gentleman.

– Eh bien ! demanda sir Arthur,qu’est-ce que cela me fait ?

– Mais puisque vous voulez savoir ce quel’on veut faire de vous et pourquoi vous êtes ici, il faut bien quevous m’écoutiez, dit le gentleman.

– Soit. Parlez.

– Gipsy est née aux Indes.

– Bon !

– Elle a été consacrée à la déesseKâli.

– Que m’importe ! dit sirArthur.

– Attendez… Toute fille consacrée à ladéesse Kâli doit mourir chaste.

– Alors, dit sir Arthur, qui ne putréprimer un sourire, pour cette fois la déesse Kâli aura eu unléger mécompte.

– Un mécompte puni de mort, ditfroidement le gentleman.

– Que voulez-vous dire ?

– Que Gipsy est condamnée.

– Par qui ?

– Par nous.

Sir Arthur regarda cet homme qui, au premieraspect, avait l’air d’un Anglais paisible.

– Qui donc êtes-vous ? fit-il.

– Je suis à Londres un gentleman, auxIndes je suis un chef d’Étrangleurs. Comprenez-vous ?

Sir Arthur ne put se défendre d’un légerfrisson.

Le gentleman continua d’une voix quis’imprégna tout à coup d’un accent sauvage.

– Ce que Kâli a ordonné, ceux qui laservent l’exécuteront fidèlement.

C’est pour cela que Gipsy sera brûléevive.

– Horreur ! fit sir Arthur.

– C’est pour cela que son complicepartagera son sort.

Sir Arthur jeta un nouveau cri ; et laterreur lui donnant une force subite et peu commune, il fit uneffort violent et brisa les liens de ses bras.

Mais soudain le gentleman approcha un siffletde ses lèvres et en tira un son aigu.

Deux portes s’ouvrirent à la fois et par cesdeux portes se précipitèrent une demi-douzaine d’Indiens en toutsemblables à celui que sir Arthur avait déjà vu.

Ces hommes se jetèrent sur lui.

Il essaya de résister et de se défendre.

On le réduisit à l’impuissance.

– Misérables ! s’écria-t-il, quevous songiez à brûler une bohémienne, peu importe au gouvernementde la reine ! Mais je suis un gentleman, moi, un noble… lerejeton d’une des plus grandes familles du royaume.

– Le cousin de miss Cécilia, ricana legentleman.

En même temps son masque tomba.

– Sir George Stowe ! murmurasir Arthur foudroyé.

– Sir George Stowe qui veut épouser missCécilia et qui, pour cela, a besoin de faire disparaître à jamaissir Arthur, acheva l’Indien…

Sir Arthur comprit qu’il étaitperdu !

On l’avait garrotté de nouveau et réduit àl’impuissance la plus complète.

– Conduisez-le auprès de Gipsy labohémienne, dit sir George Stowe.

Ils ont vingt-quatre heures pour se préparer àla mort !

**

*

Voilà donc comment Gipsy, éperdue, avait vuentrer sir Arthur Newil.

Et, jetant un cri de joie, elle avait couruau-devant de lui, les bras tendus.

Sir Arthur !…

N’était-ce pas le paradis qui s’entr’ouvraittout à coup pour la pauvre fille ?

Mais alors il se passa une chose inouïe,étrange et que peut seule expliquer la faiblesse de la naturehumaine.

Sir Arthur Newil eut peur de la mort.

Cet homme calme et froid, qui jadis songeait àse tuer et avait même fait des préparatifs de suicide avec un calmeparfait, – fut saisi tout à coup d’une épouvante folle.

Être brûlé vif !

Et brûlé avec une bohémienne, samaîtresse !

Les tortures du supplice et l’infamie tout àla fois !

Sir Arthur avait lu son arrêt de mort dans lesyeux de sir George Stowe.

Il savait qu’il ne devait attendre d’un telhomme aucune merci.

Et sir Arthur ne voulait pasmourir !…

Sir Arthur perdait la tête ; sir Arthurs’abandonnait à un désespoir sans limites, et lorsque Gipsys’élança vers lui, les mains tendues, il s’écria :

– Arrière ! fille de Bohême !…Arrière, misérable ! tu me fais horreur !

Gipsy poussa un grand cri et tomba sur lesgenoux.

On eût dit qu’elle était frappée au cœur.

Mais lui, en proie à une fureur croissantecomme son effroi, poursuivit :

– Malheureuse ! c’est donc pour toique je suis ici ? c’est donc toi qui as causé maperte ?

Et il se mit, tout à fait affolé, à l’accablerde reproches sanglants et à lui reprocher son amour.

Les Indiens qui l’avaient poussé dans lapagode s’étaient retirés.

Sir Arthur était seul avec Gipsy.

Et Gipsy, blanche comme un marbre, et glacéecomme si son sang se fût figé dans ses veines, Gipsy regardait avecstupeur cet homme qu’elle avait tant aimé et murmurait :

– Oh ! c’est un lâche !

Puis elle eut une explosion de douleur ets’écria :

– La mort peut venir, maintenant !je ne la crains plus…

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