Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 10

 

Ce soir-là, vers huit heures, la taverne duRoi George était plus encombrée de monde qu’àl’ordinaire.

Les habitués de chaque jour s’étaient accrusdes habitués des jours de fête.

Tel ouvrier brasseur ou boulanger, tel tanneurou cordonnier qui travaillait toute la semaine, avait quitté labesogne une heure plus tôt pour venir boire une pinte d’ale etentendre parler de la grande nouvelle.

La grande nouvelle !

Car il y en avait une qui avait couru,étincelle électrique, aux quatre coins de Londres depuis lematin : Gipsy la bohémienne se mariait pour la septièmefois.

Et tout le monde savait, maintenant, le sortdes six premiers maris.

Le récit de l’Irlandaise avait précédé lanouvelle du mariage, et lui avait donné cet attrait de hautecuriosité que le peuple anglais désigne sous le nom de greatattraction !

Comment cette nouvelle uniontournerait-elle ?

Le septième mari aurait-il le sort des sixautres ?

Quel était-il ? D’où venait-il ? Caron ne l’avait jamais vu au Wapping avant la soirée précédente.

Enfin où se ferait le mariage ?

Toutes ces questions étaient à l’ordre du jourdans la taverne du Roi George.

L’Irlandaise disait :

– Vous savez bien que les bohémiens ne semarient pas comme nous : ils se réunissent dans un endroitécarté, allument un grand feu et sautent à l’entour, tandis que lesdeux fiancés demeurent debout devant le feu et par conséquent aucentre de la ronde.

Quand ces danses sont finies, on apporte ungâteau de froment assaisonné avec du beurre et du miel, et unecruche de vin.

Les fiancés rompent le gâteau et lemangent.

Puis ils boivent l’un après l’autre, à même lacruche jusqu’à ce que le vin soit épuisé.

Alors le plus vieux de la tribu s’approche etleur dit :

– Êtes-vous toujours décidés à vousmarier ?

– Toujours.

– Alors, brisez la cruche.

Les deux fiancés prennent la cruche chacund’une main, l’élèvent à la hauteur de leur tête et la laissentretomber sur le sol, où elle se brise en mille morceaux.

– Et ils sont mariés ? dit un desbuveurs.

– Ils sont mariés, répétal’Irlandaise.

– Et tu crois, dit un autre, que c’estcette nuit ?

– J’en suis sûre.

– Comment le sais-tu ?

– J’ai rencontré Gipsy dans la journée.Elle me l’a dit.

– Mais, où a lieu le mariage ?

– Voilà ce que les bohémiens cachenttoujours avec soin.

– Je donnerais la moitié de ma prime derengagement, dit un matelot, pour le savoir.

– À quoi cela te servirait-il,matelot ? demanda l’Irlandaise.

– Mais… pour y aller…

– Et en revenir avec un bon coup decouteau. Les bohémiens ne plaisantent pas, quand il s’agit de leurscérémonies religieuses.

– Bah ! fit un gros homme à cheveuxblancs qui venait d’entrer, et dont l’accent trahissait une origineétrangère.

– C’est comme pour leurs enterrements,poursuivit l’Irlandaise. Ils ont un cimetière, mais on ne sait pasoù il est.

Quand un des leurs vient à mourir, onl’emporte la nuit.

Où ? personne n’a pu le dire.

– Mais, dit le gros homme qui avaitl’accent étranger, quel est donc le nouveau fiancé ?

– Un matelot.

– De quel pays ?

– C’est un Anglais.

– Non, dit un autre, c’est unÉcossais.

– Je parie pour un Irlandais, dit Betty,l’une des servantes de Calcraff.

Calcraff, le digne hôtelier, coupa court auxcommentaires d’un seul mot :

– C’est un Français, dit-il.

Il y eut un léger murmure parmi lesbuveurs.

Le futur de Gipsy était courageux jusqu’à latémérité, on l’avait proclamé bien haut ; et tout le mondeétait du même avis.

Or, Calcraff venait dire :

– C’est un Français.

L’amour-propre national se révoltait, lavieille haine se réveillait.

Mais personne ne mettait en doute la parole deCalcraff.

Lorsque Calcraff avait parlé, c’était lavérité qui était sortie de sa bouche.

– Alors, dit un des buveurs, quand lemurmure se fut apaisé, s’il lui arrive malheur, tant pis pourlui.

– Ah ! cela m’est bien égal, dit unautre.

– Et à moi ! dit un troisième.

Ce fut un cri général.

Tout à l’heure on s’intéressait au futur épouxde Gipsy ; on souhaitait ardemment qu’il échappât à la mortmystérieuse de ses devanciers.

Maintenant on désirait qu’il subît leursort.

La vieille haine anglaise avait parlé.

Tandis que tous ces commentaires avaient lieu,deux hommes étaient entrés et s’étaient approchés du comptoir.

Chacun d’eux avait remis à Calcraff une piècede cuivre.

Calcraff leur avait fait un signed’intelligence.

Puis il leur avait dit tout bas, enfrançais :

– À dix heures, derrière l’égliseSaint-Paul.

– Bon ! fit l’un d’eux, qui n’étaitautre que notre vieille connaissance la Mort-des-braves.

– On y sera, dit l’autre qui était untout jeune homme – c’était Marmouset, le jeune Ravageur qui donnaitde si belles espérances.

Puis après eux, vinrent successivement leChanoine et les autres Ravageurs embauchés par Rocambole, aucabaret de la Camarde.

Tous présentèrent successivement leur pièce decuivre et reçurent le même mot d’ordre.

Puis ils burent un verre de porter, etsortirent un à un, non sans avoir échangé un furtif regardd’intelligence avec le gros homme à l’accent étranger et auxcheveux blancs.

Celui-là, on l’a deviné, c’était Milon.

Si on eût été moins occupé du mariage deGipsy, à la taverne du Roi George, on eût sans douteremarqué que tous ces hommes qui étaient entrés deux par deux,avaient échangé deux mots à voix basse avec le tavernier, puis s’enétaient allés silencieusement, venaient pour la première fois dansle cabaret.

Mais on ne fit pas même attention à eux, tantil y avait de monde, et tant la conversation était animée autour del’Irlandaise qui, selon sa coutume, était montée sur une table.

– Je vous dis, moi, répétait-elle, qu’ily a des bohémiens en France.

– Alors, dit un matelot, le futur mari deGipsy serait un bohémien français ?

– Certainement.

– Mais les bohémiens sont de tous lespays ?

– Sans doute.

– Ils ne sont pas plus Françaisqu’Anglais ?

– Non, certainement.

Il s’éleva un nouveau murmure.

Mais celui-là était approbateur.

Du moment que l’homme qui épousait Gipsy étaitbohémien, il n’était plus Français, et s’il n’était plus Français,il n’était plus un objet de haine.

C’était logique.

Par conséquent, l’assemblée se remit à fairedes vœux pour lui.

– C’est comme moi, dit le gros homme àcheveux blancs.

– Toi ? fit l’Irlandaise.

On le regarda avec défiance.

– Mais je suis bohémien, achevaMilon.

– Hurrah ! dirent les Anglais.

– Viens que je t’embrasse ! ditl’Irlandaise.

Et elle passa les deux bras autour du cou deMilon.

Mais soudain elle jeta un cri et retira samain toute jaspée de sang.

Milon avait un cache-nez. Au contact des brasde l’Irlandaise, le cache-nez s’était défait, et laissait voirautour du cou du vieux colosse, un collier semblable à celui d’unchien de boucher, tout garni de petites pointes d’acier.

L’Irlandaise s’y était déchiré la main.

Ce fut un cri d’étonnement subit auquel Milonrépondit par ces mots.

– Si le bohémien qui va épouser Gipsy estpourvu de cette jolie cravate, on aura du mal à l’étrangler cettenuit. Adieu, mes enfants…

Et il sortit au milieu de la stupéfactiongénérale, et personne ne songea à le retenir.

Calcraff souriait dans sa barbe grise etregardait l’Irlandaise, qui suçait le sang de ses piqûres.

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