Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 19

 

Gipsy devinait le sort qui l’attendait.

La femme qui lui avait mis la main surl’épaule et lui avait dit : Tu es bien heureuse ! Cettefemme ajouta :

– Tu vas bientôt monter au pied du trônede Kâli, et tu la verras dans toute sa gloire et dans toute sapuissance. Aussi faut-il te préparer…

En parlant ainsi, elle fit un signe.

À ce signe, les trois femmes se mirent endevoir de déshabiller Gipsy.

La jeune fille les laissa faire.

Elle était déjà comme morte et ne songeaitplus à opposer la moindre résistance.

On lui ôta ses vêtements ; on la mittoute nue.

Gipsy ne soufflait mot ; seulement ellerépétait tout bas le nom de celui qui s’était fait son protecteuret qu’elle avait trompé.

La femme qui lui avait adressé la parole,quand elle fut toute nue, se dirigea vers la statue monstrueuse dela déesse Kâli.

Il y avait là, aux pieds de la hideusedivinité, une lampe placée sur une colonnette de marbre noir.

Avec la torche qu’elle avait à la main, ellealluma cette lampe.

Puis les autres femmes prirent Gipsy par lamain, la conduisirent auprès et la forcèrent à s’agenouiller.

Gipsy ne résistait plus.

Alors les quatre femmes se donnèrent la main,entonnèrent un chant bizarre et se mirent à danser en rond, autourde Gipsy, frappée de prostration.

Leur danse dura plus d’une heure.

Quand ce fut fini, lorsqu’elles eurent cesséde chanter, l’une d’elles ouvrit une armoire qui se trouvait dansla muraille, et elle en retira un paquet d’étoffe.

C’était une robe longue, sans taille,flottante comme une tunique et sans manches.

Cette robe, d’une étoffe jaune et soyeuse,était couverte de dessins et de peintures bizarres.

Ces dessins et ces peintures représentaientune des mille incarnations de Wichnou.

Le fameux éléphant blanc adoré par les Indiensétait reproduit sur la poitrine.

Le bas de la robe, la portion destinée àentourer le cou et à reposer sur la gorge, étaient enduis d’uneespèce de gomme qu’à son odeur, si Gipsy eût eu sa présenced’esprit, elle eût reconnu pour de la résine.

Mais Gipsy n’avait pas plus conscience du rôlequ’elle jouait que de ce qui se passait autour d’elle.

On la força à endosser cette robe.

Quand ce fut fait, l’une des quatre femmes luidit :

– C’est demain soir, quand les étoilesreparaîtront dans le firmament, que ton âme quittera ton corps etcommencera le grand voyage.

Prépare-toi donc par le jeûne et la prière àparaître devant Kâli.

– Prépare-toi ! prépare-toi !répétèrent en chœur les autres femmes.

Puis, sur un signe de la première, elless’éloignèrent.

Gipsy éperdue et folle, demeurait prosternéeau pied du monstre de pierre, tout bariolé de hideusespeintures.

Elle suivit d’un œil atone ces femmes qui sedirigeaient vers la porte dont tout à l’heure elles avaient franchile seuil.

Puis la porte s’ouvrit et se referma.

La pagode était toujours éclairée par cesdiverses lampes suspendues à la voûte et celle qui brûlait devantla monstrueuse statue.

Mais, peu à peu, la lumière éclatante d’abord,devint plus mate et plus faible.

Puis les lampes du plafond s’éteignirent une àune.

Il ne resta plus que celle qui se trouvaitauprès de la dalle de pierre.

Celle-là brûlait toujours et projetait saclarté sur les peintures qui couvraient les bras, les jambes et lapoitrine du monstre.

Gipsy, toujours affolée, regardait la déessequi semblait avec ses yeux d’émail et sa bouche difforme garnie dedents coloriées en rouge, exercer sur elle une mystérieusefascination.

À mesure que les lampes s’éteignaient et quela pagode rentrait peu à peu dans les ténèbres, la fascinationaugmentait.

Elle arriva enfin à un tel degré que Gipsy seleva et qu’une force invincible l’attira vers le monstre.

Ses yeux étaient comme brûlés par lespeintures qui se détachaient vigoureusement aux clartés de ladernière lampe, sur le fond noir des membres de la déesse.

Gipsy regarda.

Chaque bras, chaque jambe représentait unescène différente, mais qui, comme on va le voir, se rattachait auxautres.

C’était comme les différentes pages d’uneépouvantable histoire.

Sur la jambe gauche, on voyait une jeune fillequi dansait, entourée de sa famille, sous le feuillage d’un grandarbre.

Des musiciens noirs faisaient résonner untambour, garni de clochettes.

D’autres jouaient de la flûte.

Une matrone répandait des fleurs sur le solque la jeune fille foulait de ses pieds légers.

Les parents souriaient.

C’était comme la jeunesse de l’Almée.

Ce fut une illusion sans doute, mais il semblaà Gipsy que cette jeune fille lui ressemblait.

En passant de la jambe gauche à la jambedroite, Gipsy retrouva la jeune fille.

Mais la scène avait changé.

Elle était pieds et poings liés, couchée entravers d’un cheval, aux mains d’un cavalier farouche, fuyant auxtravers des jungles.

On voyait qu’elle était saisie d’effroi etqu’elle avait été arrachée à sa famille.

Un rire féroce glissait sur les lèvres duravisseur.

Autour de celui-ci galopaient d’autrescavaliers armés de flèches et tenant à la main le terrible lassodes Étrangleurs de l’Inde.

Le peintre avait rendu avec une effrayantevérité la terreur de la jeune fille et la joie horrible de ceux quivenaient de l’enlever à sa tribu, à sa tente, à sa famille et à sonfiancé.

Et Gipsy regardait toujours.

Et la fascination augmentant, elle monta surle piédestal qui supportait la statue et se mit à regarder lespeintures des bras.

Le bras gauche continuait la mystérieusehistoire de la jeune fille.

Chose étrange !

On eût dit que Gipsy voyait se dérouler sapropre histoire.

La jeune fille était aux mains desmatrones.

On l’avait dépouillée de ses vêtements, et onlui faisait endosser une robe que Gipsy reconnut être toutesemblable à celle qu’elle portait depuis un quart d’heure.

Et Gipsy, la sueur au front, les cheveuxhérissés, regardait toujours.

Sur le bras droit la scène changeait.

Tandis que la jeune fille était prosternéedevant une statue qui n’était autre que la reproduction enminiature de la déesse Kâli, des hommes entraient portant sur leursépaules des fascines et des rondins de bois, tandis que d’autresdisposaient ces rondins et ces fascines les uns au-dessus desautres.

Et Gipsy, serrée à la gorge par uneinexprimable angoisse, voulut détourner les yeux.

Mais la fascination exercée sur ses senstriompha de sa volonté.

Elle regarda malgré elle et son regard se fixasur la poitrine du monstre.

La poitrine représentait la dernière scène dudrame.

La jeune fille était montée sur le bûcher.

Autour du bûcher les matrones dansaient avecdes contorsions bizarres.

La flamme montait et commençait à brûler lebas de la robe de la jeune fille.

Au delà du cercle décrit par les matrones quidansaient en rond, le peuple assistait au supplice avec une avidecuriosité.

Cette fois Gipsy détourna la tête et descenditen chancelant du piédestal.

C’était sa propre histoire qu’elle venait delire.

Et, comme obéissant à l’instinct suprême de laconservation, elle cherchait à s’éloigner du monstre et à fuir, unbruit se fit derrière elle.

Puis une porte s’ouvrit au fond de lapagode.

Gipsy se retourna.

Et, en se retournant, elle jeta un cri.

Deux hommes au teint bronzé, aux vêtementsbizarres, en poussaient un troisième devant eux.

Celui-ci se débattait et paraissait ne pointvouloir entrer dans la pagode.

Et ce troisième personnage était la cause ducri que Gipsy venait de pousser, car elle l’avait reconnu.

C’était sir Arthur Newil !

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