Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 15

 

Gipsy avait hésité un moment à se confier àRocambole et à le prier de l’accompagner jusque chez sir ArthurNewil.

Mais elle n’avait pas osé.

Il y a des instants dans la vie, d’ailleurs,où un manque de franchise devient fatal.

Quand elle fut sur le toit, la jeune fille futassaillie d’un pressentiment sinistre.

Elle avait pourtant l’habitude de passer surcette étroite bande de plomb qui avançait sur la rue.

Depuis bien des mois, chaque nuit, ellesuivait le même chemin, et voyait Londres tourbillonner sous sespieds, dans le brouillard.

Mais Gipsy n’avait jamais eu le vertige.

Gipsy, quand son cœur battait, quand il étaitquestion de rejoindre sir Arthur Newil, eût passé au milieu desflammes.

Pourtant, elle n’était pas encore au milieu desa route périlleuse qu’elle éprouva une sorte de défaillance, sesjambes fléchissaient.

Elle avait des bourdonnements confus dans lesoreilles.

Un moment elle ferma les yeux et s’arrêta.

Elle fut même sur le point de revenir sur sespas et de rentrer dans sa chambre.

Mais sir Arthur l’attendait…

Que penserait-il s’il ne la voyaitpas ?

Gipsy rouvrit les yeux et continua saroute.

Enfin elle atteignit la croisée qui donnaitsur l’escalier.

La maison de Gipsy, nous croyons l’avoir déjàdit, avait deux escaliers.

C’était une de ces vastes casernes populairesoù grouille toute une armée de ces mendiants qu’on ne rencontrequ’à Londres. Marchands ambulants, cokneys, domestiques sansplaces, matelots en rupture de presse, Irlandais etIrlandaises, saltimbanques et bohémiens, tout cela y vit enrépublique, sans bruit, sans scandale, au milieu d’une ivressecalme et silencieuse, car l’orgie anglaise, sous quelque formequ’elle se présente, est lugubre et n’a jamais ri.

L’escalier par lequel montait Gipsy pourrentrer chez elle, était éclairé toute la nuit.

L’autre au contraire n’avait plus de gaz àminuit.

Pourquoi ?

C’était là un mystère que personne n’avaitjamais songé à approfondir.

Gipsy gagna donc un second escalier, auquelelle était arrivée saine et sauve, en dépit de ses hésitations etde ses faiblesses.

Arrivée là, elle enfonça son chapeau sur sesyeux.

Puis, au lieu de se donner la peine dedescendre les marches, elle se mit à califourchon sur la rampe etse laissa glisser en bas, avec une hardiesse à donner levertige.

Au bas de l’escalier, Gipsy hésita encore.

Cependant elle faisait le même trajet chaquenuit, et depuis deux années, elle était toujours rentrée chez elleau petit jour, sans qu’il lui arrivât rien.

Il y a mieux, Gipsy aurait dû être plusrassurée que jamais cette nuit-là.

N’y avait-il pas, maintenant, un homme quiveillait sur elle, et commandait à d’autres hommes prêts àsacrifier leur vie pour lui ?

Néanmoins le cœur de Gipsy battait à rompre sapoitrine.

Néanmoins encore, elle eut un tel momentd’hésitation quand elle se trouva sur le seuil de la porte, qu’ellefaillit remonter l’escalier et rentrer dans sa mansarde.

Le remords d’avoir manqué de confiance enversRocambole pénétrait dans son cœur.

Mais le nom de sir Arthur Newil monta de soncœur à ses lèvres, et alors elle n’hésita plus.

Elle s’élança bravement dans la rue et enfonçade plus belle son chapeau sur ses yeux en passant devant lepublic-house.

L’établissement était ouvert, mais les buveursy étaient rares.

Cependant Gipsy tressaillit, après avoir jetéun furtif regard à l’intérieur.

Il lui sembla reconnaître, assis à une table,le jeune garçon qui l’avait sauvée, une heure auparavant, en tuantl’Indien d’un coup de revolver.

Ce jeune garçon, c’était Marmouset qui,paraît-il, mettait une certaine lenteur à exécuter les ordres quelui avait donnés Rocambole.

Gipsy passa donc comme un éclair.

Pour rien au monde, elle n’eût voulu êtrereconnue par Marmouset.

Puis, quand elle fut au bout de la rue, elleprit son chemin habituel, descendit vers la Tamise, passa sur lepont de Waterloo, entra dans un dédale de petites rues où elleretourna plusieurs fois dans le même sens.

On eût dit un lièvre qui croise et recroiseses fuites pour mettre les chiens en défaut.

De temps en temps, elle se retournait pourvoir si on ne la suivait point.

Mais elle n’avait pas remarqué une femme enhaillons, une Irlandaise sans doute, qui depuis le pont marchait àcinquante pas devant elle.

Cette femme qui ne s’était pas retournée uneseule fois, prenait, chose bizarre, le chemin que devait prendreGipsy, en allant chez Arthur Newil.

Mais si on se défie de ceux qui vous suivent,comment se défier de ceux qu’on suit ?

Il n’y a qu’un voleur parisien, qui connaissele métier de fileur.

On nomme ainsi la personne qui voulant savoiroù vous allez, vous précède, au lieu de vous suivre.

Gipsy ne fit donc nulle attention à laprétendue Irlandaise.

Quand elle eut fait ses mille tours, la jeunefille arriva à l’entrée du quartier que sir Arthur Newil sous lenom de master William habitait.

Ce quartier, on le sait, était tranquille.

Bien que magnifiquement éclairé pendant lanuit, il était peuplé de bourgeois et de gens paisibles qui secouchaient vers minuit.

On y rencontrait peu de mendiants et point debelles de nuit.

L’Irlande, dont le courage ne va pas jusqu’àsecouer sa vermine, y mettait rarement les pieds.

Cependant, l’Irlandaise qui marchait devantGipsy s’arrêta tout à coup, et parut vouloir lire le nom de la ruedans laquelle elle entrait.

Ce temps d’arrêt permit à Gipsy d’arriver surelle.

Alors l’Irlandaise fit un pas en avant et luitendit la main, en disant :

– Pour l’Irlande, s’il vous plaît, monjeune monsieur.

Gipsy fouilla dans sa poche pour y trouverquelques pence.

Si pauvre qu’elle fût, la danseuse des ruesn’avait jamais refusé l’aumône.

Et tout en cherchant, elle regarda celle quiimplorait sa charité.

C’était une femme d’une stature gigantesque,au visage accentué et presque farouche.

Gipsy eut peur…

Et sa terreur fut justifiéesur-le-champ ; car, tandis que ses deux mains étaient dans sespoches, l’Irlandaise, par un mouvement rapide, lui jeta son tabliersur la tête comme un capuchon, la prit à la gorge, et la serra sifort que Gipsy ne put même pas crier.

En même temps, la prétendue Irlandaise posadeux doigts sur sa bouche et siffla.

Au coup de sifflet, une porte s’ouvrit et deuxhommes s’élancèrent vers Gipsy qui se débattait.

Et l’un d’eux murmura :

– Enfin ! nous la tenons !…

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