Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 20

 

C’était bien sir Arthur Newil que Gipsy voyaitentrer.

Pour comprendre ce qui allait se passer, ilfaut nous reporter à une heure plus tôt, c’est-à-dire au moment où,entendant tourner une clé dans la serrure, sir Arthur, croyant quec’était Gipsy, s’était élancé dans le corridor.

À ce moment, on s’en souvient, deux mainsrobustes l’avaient pris à la gorge ; on l’avait renversé etbâillonné.

La lutte avait même été si courte queMme Barclay, la vieille gouvernante, n’avait rienentendu.

On jeta sur la tête de sir Arthur un de cesgros capuchons de laine semblables à ceux dont on recouvre lespendus avant de les lancer dans l’espace.

Puis on le prit, comme on eût fait d’un colisde chemin de fer, et on l’emporta.

Le bâillon d’une part, le capuchon de l’autrel’empêchaient de crier, et les liens dont ses bras et ses jambesétaient entourés le mettaient dans l’impossibilité de sedébattre.

Cependant, il comprit qu’on l’emportait horsde sa maison ; puis il sentit qu’on le plaçait dans unevoiture et qu’on s’asseyait auprès de lui.

Quel était son sort ?

De qui donc était-il la victime ?

Voilà ce que sir Arthur, à demi étouffé, maisconservant un reste de présence d’esprit, se demanda.

La voiture, il la sentait rouler d’un traind’enfer.

Elle courut pendant une heure environ ;puis elle parut ralentir son allure, et sir Arthur comprit qu’ellegravissait une côte.

Enfin elle s’arrêta.

Deux bras robustes le saisirent etl’enlevèrent.

En même, temps, ses pieds touchèrent lesol.

Puis une voix qui lui était inconnue traversal’épaisseur du capuchon, arriva jusqu’à son oreille et luidit :

– Sous peine de mort, marchez !

En même temps, on le poussa.

Toute résistance était inutile ; sirArthur marcha.

Au bout de quelques pas, on le prit sous lesaisselles, et la voix dit encore :

– Voici un escalier, montez !

Sir Arthur gravit une demi-douzaine demarches ; puis il trouva une surface plane.

Seulement, le sol qu’il foulait avait changéde nature.

Au sable qu’il avait tout à l’heure sous lespieds avait succédé une large dalle.

Sir Arthur continua à marcher.

Puis il entendit le bruit d’une porte quis’ouvrait devant lui, et, de nouveau, on le poussa.

Une vague clarté traversa alors l’épaisseur ducapuchon de laine.

En même temps, le capuchon tomba.

Sir Arthur regarda autour de lui.

Il était dans une petite salle carrée,éclairée par une lampe qui se trouvait placée sur le marbre de lacheminée.

La salle ressemblait à ce que les Anglaisappellent un parloir, et son ameublement n’avait riend’excentrique.

En faisant descendre sir Arthur de voiture, onavait relâché les liens de ses jambes, ce qui lui avait donné à peuprès la même liberté que celle qu’on laisse au condamné à mort pourgravir les degrés de l’échafaud.

Mais ses mains étaient demeurées attachéesderrière son dos.

Chose bizarre ! Le capuchon tombé, sirArthur se trouva seul.

La porte par laquelle il était entré s’étaitrefermée sans bruit, et les gens qui l’avaient amené s’étaientretirés sans doute.

Où était-il ?

Que lui voulait-on ?

Il se posa ces deux questions et ne put lesrésoudre.

Il se retourna, s’approcha de la porte etexamina la serrure. La porte était fermée à clé.

Une fenêtre placée vis-à-vis attira sesregards.

Sir Arthur se traîna vers cette fenêtre, etd’un mouvement d’épaule écarta les rideaux.

Les rideaux écartés, il vit la fenêtre ferméeet derrière les vitres, des contrevents.

Il lui était plus que jamais impossible desavoir où il était.

Mais il était seul depuis quelques minutes àpeine que la porte se rouvrit.

Deux personnages entrèrent l’un aprèsl’autre.

L’un était vêtu comme un gentleman. L’autreportait la braye blanche et la veste de soie rouge d’un cipaye.

Son visage était d’un teint cuivré tirant surle noir, ses dents étaient d’une blancheur éblouissante.

Il avait les bras, les jambes et les piedsnus, et sa tête était couverte d’un turban blanc roulé à la modeindienne.

Cet homme était d’une stature colossale et seslarges épaules attestaient une vigueur peu commune.

L’autre, au contraire, vêtu en gentleman,portant habit bleu à boutons de métal, gilet de piqué blanc etpantalon gris, avait sur le visage un loup de velours noir qui nepermettait point de distinguer ses traits.

Quand ces deux hommes furent entrés, legentleman fit un signe à l’Indien.

L’Indien enleva prestement le bâillon passédans la bouche de sir Arthur.

Mais il ne lui détacha pas les bras.

Puis, sur un autre signe du gentleman,l’Indien sortit, en saluant à l’orientale et en témoignant un grandrespect à l’homme qui lui avait donné des ordres.

Alors, le gentleman indiqua un siège auprisonnier et lui dit :

– Asseyez-vous, sir Arthur.

Ce dernier, s’entendant appeler par son nom,songea une fois encore à ses amis du club qui avaient remué Londresde fond en comble à la seule fin de pénétrer le mystère de sanouvelle existence.

Une fois encore, il se crut la victime d’unemystification, imaginée par ces messieurs, et il dit à l’hommemasqué :

– Ne trouvez-vous pas, monsieur, quecette plaisanterie de mauvais goût se prolonge un peutrop ?

– Monsieur, répondit le gentleman, niceux à qui j’obéis, ni moi-même, n’avons jamais songé àplaisanter.

Son accent était froid, net, et sir Arthurrenonça sur-le-champ à sa première hypothèse.

– Enfin, monsieur, dit-il,m’apprendrez-vous de quel droit, vous ou les vôtres avez pénétréchez moi… pourquoi je suis ici… et ce que vous comptezfaire ?

– Oui, dit le gentleman masqué d’un signede tête.

– Alors, j’écoute, dit sir Arthur.

Et il regarda fixement son interlocuteur.

– Monsieur, reprit celui-ci, vous vousnommez sir Arthur Newil ?

– Oui.

– Vous êtes le cousin de missCécilia ?

– Après ?

– La maison où nous vous avons enlevé,vous l’avez louée sous le nom de M. William ?

– Parfaitement.

– À la seule fin d’y recevoir unefemme ?

– Ceci ne regarde personne, dit sèchementsir Arthur.

– Voilà justement ce qui fait votreerreur, reprit le gentleman masqué.

– Plaît-il ?

– Cette femme, qui vient chez vous chaquenuit, ne vous a-t-elle pas dit qu’elle courait, en vous aimant, lesplus grands dangers ?

– En effet, dit sir Arthur, qui sesouvint alors de toutes les folles terreurs de Gipsy, qu’il neconnaissait que sous le nom d’Anna.

– Savez-vous quelle est cettefemme ?

– Non.

– Mais… vous l’aimez !…

– De toute mon âme.

– Jusqu’à lui sacrifier votre vie.

– Oh ! fit sir Arthur, dont le cœurtout entier passa dans cette exclamation.

– Alors vous ne craindrez pas lamort ?

Sir Arthur tressaillit.

– Car, poursuivit le gentleman, cettefemme, en venant chez-vous, non seulement risquait sa vie, maiselle compromettait la vôtre.

Sir Arthur fit un brusque mouvement sur lesiège où il s’était laissé tomber, plutôt qu’il ne s’étaitassis.

– Enfin, dit le gentleman, savez-vous sonvrai nom ?

– Je l’ignore.

– Sa profession ?

– En a-t-elle donc une ?

Un rire cruel passa au travers du masque dugentleman.

– Sir Arthur, dit-il, vous patricien,vous le cousin de miss Cécilia, vous aimez depuis deux années unedanseuse des rues, une fille du Wapping, et qui s’appelle Gipsy labohémienne !

Sir Arthur jeta un cri terrible et sentit toutson orgueil se révolter, tandis que son sang d’aristocrate luimontait au visage !…

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