Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 21

 

Nadéïa regardait avec stupeur ces deux larmesqui coulaient sur les joues de son père.

Jusque-là, et en se reportant au plus lointainde ses souvenirs, elle avait vu le général dur, presque féroce etparaissant dégagé de tous les sentiments humains.

Et cet homme pleurait !

Et tout à l’heure, en parlant de sapetite-fille, il avait eu un de ces cris du cœur que rien nesaurait traduire !

– Ma Nadéïa bien-aimée, lui dit-il, je nesais pas au juste ce que ce niais de Nicheld a pu te dire, mais jele devine. Il t’a raconté mon histoire à sa manière, car monhistoire vraie, il ne la sait pas.

Nadéïa regardait toujours son père et semblaitse demander si elle n’était pas le jouet d’un rêve.

Le général poursuivit, en la baisant aufront :

– Mon histoire, d’après Nicheld, je vaiste la dire en deux mots :

Sujet russe, Polonais de cœur et de naissance,j’ai été un des premiers nobles de Varsovie qui ont levé l’étendardde la révolte.

La capitale de la vieille Pologne, tranquillela veille, sous la domination moscovite, est devenue le lendemainun foyer d’insurrection.

La garnison russe a été obligée de se retirer,il y a eu des combats sanglants.

Parmi les officiers du czar, il en était un dunom de Constantin qui aimait ma fille, et ma fille l’aimait.

Est-ce bien cela, Nadéïa ?

– Oui, mon père, dit la jeune femme enbaissant la tête.

– Ma fille, poursuivit le généralKomistroï, n’osait pas m’avouer son amour pour un soldat du czar,car elle savait mon attachement pour la cause de la Pologne.

Cependant elle l’aimait…

Elle l’avait aimé au point de devenircoupable ; et lorsque vaincue, l’insurrection fut contrainted’abandonner Varsovie ; lorsque, prenant la fuite, j’emmenaima fille avec moi, elle allait devenir mère.

Nous nous réfugiâmes dans un vieux château queje possédais au milieu des bois, parmi des solitudes où les Russesn’avaient jamais pénétré.

Est-ce toujours cela, Nadéïa ?

– Toujours mon père.

Et Nadéïa continuait à baisser les yeux.

Le général reprit :

– Une nuit, les douleurs de l’enfantements’emparèrent de ma fille.

Cette nuit-là même, un homme arriva à cheval,se jeta à mes genoux et me dit :

– Je viens recevoir mon pardon ou lamort ; je m’appelle Constantin, je suis capitaine dans l’arméerusse ; j’ai déserté…

Et comme je le regardais, confondu, ilajouta :

– Je suis le père de l’enfant qui vanaître.

J’eus un moment de fureur subite ; jevoulus tuer cet homme qui, non content de verser le sang de laPologne, avait déshonoré une fille de la Pologne.

Le premier vagissement d’un enfant arrêta monbras.

C’est bien encore cela, Nadéïa ?

– Oui, mon père.

Le général essuya les deux larmes quisemblaient s’être cristallisées sur ses joues ; puis ilreprit :

– Je pardonnai à Constantin, je luipromis la main de ma fille.

Et lorsque j’eus pardonné, la mère me tenditson enfant.

Puis elle fut en proie à une faiblesse quiétait le résultat de cet enfantement laborieux.

Quand elle revint à elle, son enfant n’étaitplus là ; Constantin n’était plus là.

Elle était seule.

Seule, face à face avec son père au frontsévère, qui lui disait :

– Constantin vous a abandonnée et votreenfant est mort.

C’est toujours cela, n’est-ce pas,Nadéïa ?

– Toujours, mon père, murmura la jeunefemme d’une voix tremblante.

– En même temps, poursuivit le vieillard,des domestiques faisaient les malles, fermaient les cartons, unechaise de poste était attelée dans la cour et nous partîmes.

Où allions-nous ?

Vous ne le saviez pas, et je ne voulais pasvous le dire.

Chose étrange ! à deux lieues du château,nous rencontrâmes un avant-poste russe, et les Russes nouslaissèrent passer.

Cependant, j’avais été jugé par contumace, unmois auparavant, et un conseil de guerre m’avait condamné àmort.

Jusques aux frontières prussiennes, je disconstamment mon nom, et pourtant on me laissa passer.

Deux serviteurs seulement nous accompagnaient,Nicheld et sa femme.

En Prusse, vous fûtes prise d’une nouvellefaiblesse et votre raison s’en alla.

Quand elle revint, nous étions en France.

Vous me demandiez votre enfant et je vousrépétais qu’il était mort.

Vous appeliez Constantin, et je vous répondaisque Constantin vous avait abandonnée.

C’est alors, sans doute, reprit le généralavec un accent d’amère ironie, que la fantaisie prit à maîtreNicheld d’écrire ses mémoires, c’est-à-dire l’histoire qui estlà…

Et le général étendit la main vers le pot deterre et en retira un manuscrit assez volumineux.

– Je ne l’ai pas lu, mais je puis vousdire par avance ce qu’il contient.

Nicheld avoue que pendant cette premièresyncope qui suivit votre délivrance, je vous fis prendre unbreuvage qui troubla votre raison durant plusieurs semaines.

Que, pendant que vous étiez folle, les Russesentrèrent au château, et que je leur fis ma soumission, tandisqu’ils s’emparaient de Constantin, qu’enfin je le fis partir, luiNicheld, avec votre fille, qu’il avait ordre de confier à uninconnu.

Il a dû vous dire encore, poursuivit legénéral, qu’en Prusse, je vous privai de nouveau de votre raison,grâce à ce breuvage mystérieux, et que vous demeurâtes folle, nonpoint quelques semaines, mais plusieurs années.

– Il m’a dit tout cela, mon père, ditNadéïa avec fermeté.

– Eh bien ! dit le général, puisquevous voulez tout savoir, écoutez maintenant, non plus la version deNicheld, mais la mienne…

Et le général Komistroï se redressa calme,fier, l’œil étincelant, ajoutant :

– L’heure est venue où j’ai besoin dereconquérir votre estime et votre amour filial.

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