Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 25

 

Cet homme qu’elle voyait pour la première foisavait de tels éclairs dans les yeux, que Nadéïa se jeta au-devantde son père et le couvrit de son corps.

– Grâce pour lui, disait-elle. Tuez-moi,mais épargnez-le !

Le général était sans armes et Nadéïa avaitfermé la porte.

Et cet homme qui venait d’entrer était jeuneet robuste, et il agitait un poignard et une corde.

Comment ne pas le prendre pour unÉtrangleur ?

Mais l’inconnu les rassura d’un geste et d’unsourire :

– Général, dit-il, et vous, madame, vousvenez d’échapper à un grand et suprême danger, grâce à moi.

– Qui donc êtes-vous ? demanda legénéral qui avait pris sa fille dans ses bras et l’y pressait avecla frénésie de l’épouvante et du désespoir.

– Peu vous importe qui je suis,répondit-il, laissez-moi seulement vous dire ce que j’ai fait.

Et il prit Nadéïa par la main,ajoutant :

– Rassurez-vous, madame, le dangern’existe plus, et je veille, d’ailleurs, sur vous et votrepère.

– Mais qui donc êtes-vous ? répétale vieillard qui regardait cet homme encore jeune, au visagemagique et beau, et qui avait des éclairs dominateurs dans lesyeux.

– Monsieur, dit-il, le hasard m’a conduitdans un cabaret à deux lieues d’ici.

Je sais l’indien.

Deux hommes causaient, en cette langue, dansce cabaret. J’ai prêté l’oreille. Leur conversation m’a frappé. Ilsvenaient de Londres, tout exprès pour vous étrangler, vous et votrefille.

Nadéïa joignit les mains avec une expressionde terreur.

– Un homme, poursuivit l’inconnu, devaitleur ouvrir la porte et les introduire jusqu’ici. Cet homme,c’était le nouveau domestique que vous aviez à votre service.

– Le misérable !

– Il ne vous trahira plus, dit froidementl’inconnu.

Et comme le général le regardait avec stupeur,il ajouta :

– Non, car il est mort.

Et alors, Rocambole, – on a bien deviné quec’était lui, – raconta comment il s’était emparé des deux Indiens,et avait étranglé le domestique avec le lacet pris sur Osmanca.

Et le père et la fille l’écoutaient enfrissonnant, et se regardaient parfois avec une étrange expressiond’épouvante.

Une seule chose restait à expliquer, etRocambole le fit rapidement.

Le terrible lacet avait si merveilleusementfait son effet, que le domestique était tombé sans même pouvoirjeter un cri, s’était débattu quelques secondes et avait étéétranglé tout net.

Alors Rocambole l’avait traîné derrière unmassif, puis, profitant des indications qu’il avait entendu donneraux deux Indiens sur les dispositions intérieures de la maison, ilétait entré dans le vestibule, avait trouvé l’escalier au bout, et,le gravissant, était parvenu au premier étage, où régnait un longcorridor.

Cela se passait sans doute tandis que Nadéïa,descendue elle-même dans le parc, déterrait le pot de grès quirenfermait le long mémoire de Nicheld.

Rocambole avait donc pénétré, toujours sanslumière, dans la chambre de Nadéïa.

Puis, entendant un léger bruit, il s’étaitjeté dans le cabinet de toilette.

Ce bruit était celui de la porte du généralqui s’ouvrait.

Le vieillard, en congédiant Nicheld, avaitobtenu de lui des aveux complets.

Il avait éteint sa lumière, mais il veillaitderrière les rideaux de sa fenêtre, et il avait fort bien entenduNadéïa sortir de sa chambre.

Le général venait donc, oppressé de douleur,ne pouvant plus supporter la haine et le mépris de sa fille, luiraconter sa sinistre histoire, et il ne se doutait point, lorsqueNadéïa, étant rentrée, ferma sa porte au verrou, qu’elle enfermaitavec eux un troisième personnage.

– Ainsi, fit le général, vous êtes làdepuis le retour de ma fille ?

– Oui, monsieur.

– Et vous m’avez entendu ?

– Je sais toute votre histoire.

Cette puissance mystérieuse de fascinationqu’exerçait Rocambole commençait à agir sur le général et safille.

– Mais qui donc êtes-vous, ô monsauveur ? demanda le général pour la troisième fois.

Rocambole baissa la tête :

– Ne cherchez pas, maintenant du moins, àsavoir qui je suis, dit-il avec tristesse. Contentez-vous de voiren moi un protecteur.

– Oui, dit le général d’un ton amer, vousnous avez sauvés aujourd’hui… mais demain…

– Demain, je veillerai sur vous commeaujourd’hui, répondit Rocambole.

Le général secoua la tête :

– On ne lutte pas longtemps contre lesÉtrangleurs, dit-il.

Un fier sourire passa sur les lèvres deRocambole :

– Écoutez-moi bien, dit-il. Je puis, sije le veux, être demain à la tête d’une association non moinsredoutable, non moins terrible que celle des Étrangleurs, et tenirceux-ci en échec.

Vous me demandez qui je suis ?

Je suis un homme né pour la lutte, qui achèrement payé le droit de commander aux autres, et qui a sesfanatiques comme la déesse Kâli a les siens.

Regardez-moi, je n’ai pas quarante ans, maisj’ai déjà vécu plusieurs longues existences. J’étais fatigué, lavie me faisait horreur…

Un jour, croyant ma tâche accomplie, j’aicherché au fond de la Seine l’oubli et le repos.

La mort m’a repoussé, et elle a bien fait, carj’avais encore quelque chose à faire en ce monde.

J’ai été sauvé par des bandits, des pirates debas étage qui font des bords du fleuve leur côte barbaresque. Ilsm’ont acclamé leur chef.

J’ai accepté, car on peut ramener au bien tousces hommes grossiers.

Quelques-uns avaient vu votre maison, pris desrenseignements, organisé un complot dont votre vie étaitl’enjeu.

Ce n’est point le hasard qui m’a amené ici,c’est la nécessité où j’étais d’empêcher ces hommes de commettre uncrime ; et alors que je croyais n’avoir qu’à vous protégercontre des malfaiteurs vulgaires, j’ai trouvé sur ma route cetennemi terrible qui vous avait condamnés.

Rocambole parlait avec une âpre éloquence.

Son accent, son geste, son attitude avaientquelque chose d’élevé qui remuait profondément toutes les fibres ducœur.

Le général secoua néanmoins la tête uneseconde fois :

– Ne vous faites-vous pasd’illusions ? dit-il. Pensez-vous que vous puissiez défendreun vieillard, une pauvre femme et une enfant ?…

– J’ai déjà mis l’enfant en sûreté, ditRocambole.

– L’enfant ! s’écria le général.

– Ma fille ! exclama Nadéïa.

Et se tournant vers le général :

– Vous aviez confié la petite à unevieille dame demeurant rue du Delta ?

– Oui, et je suis allé la voir, il y ahuit jours à peine.

– Eh bien ! le lendemain, l’enfant aété volée.

– Par qui, mon Dieu ?

– Par une femme qui, heureusement,m’obéit et me craint, et qui me l’a rendu.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmuraNadéïa.

– Maintenant, poursuivit Rocambole, jevais vous quitter un moment ; mais ne craignez rien, dansmoins d’une heure je vous amènerai des gardiens.

Et il fit un pas vers la porte.

Le général lui prit les deux mains :

– Étranger, lui dit-il, au nom du ciel,dites-nous qui vous êtes, vous qui nous avez sauvés.

– Dites-nous au moins votre nom, suppliaNadéïa, qui le regardait avec admiration.

– Mon nom vous est inconnu, dit-il. Jem’appelle Rocambole.

Qui je suis ? Vous voulez lesavoir ?

Je suis un grand coupable repentant et quicherche à fléchir la colère du ciel ! acheva-t-il d’une voixémue.

Et il s’en alla, et sortit si lestement de lachambre, que Nadéïa et son père se regardèrent, semblant sedemander s’ils n’étaient pas le jouet d’un rêve.

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