Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 26

 

Après la fuite de sir Arthur Newil, Gipsyavait repris cette attitude brisée de ceux qui n’espèrent plus rienen ce monde et attendent la mort comme une délivrance.

L’homme qu’elle avait aimé, l’homme pour quielle allait mourir était donc un lâche ?

Il l’avait outragée grossièrement lorsqu’ilavait désespéré de pouvoir échapper à la mort…

Il l’avait abandonnée lâchement, quand ilavait trouvé pour lui-même la voie du salut.

Gipsy attendait donc la mort, non plus aveccalme, mais avec impatience.

Ses yeux étaient secs, elle ne versait plusune larme, elle ne poussait même plus un soupir.

Cependant, de temps à autre, un nom venait àsa bouche.

– Ma mère !

Elle songeait à cette femme, encore jeune etbelle, qui l’avait appelée sa fille une heure, et que lesÉtrangleurs avaient assassinée dans ses bras.

Et une sorte de joie farouche passait alorssur ses lèvres.

Elle allait mourir, elle irait dans le mondedes âmes, elle reverrait sa mère.

Cette pensée préparait Gipsy à la mort.

Plusieurs heures s’écoulèrent.

Les lampes s’étaient éteintes et la lumière dujour pénétrait par cette coupole qui avait servi d’issue à sirArthur Newil.

La pagode perdait peu à peu cet aspectfantastique et lugubre qu’elle avait eu pendant la nuit.

Un rayon de soleil arriva et se joua sur leparquet couvert, comme les murs, de peintures bizarres.

Gipsy tournait quelquefois les yeux vers laporte par où étaient entrés successivement les femmes qui l’avaientdépouillée de ses vêtements et revêtue de cette robe quil’emprisonnait comme un suaire, et ensuite sir Arthur Newil.

La mort lui paraissait lente àvenir !

Enfin, elle éprouva un malaise subit, qui allaen grandissant.

C’étaient les premiers tiraillements de lafaim.

Le corps trahissait l’âme qui voulaits’envoler ; la nature parlait plus haut que l’esprit.

Une torture physique s’ajoutait auxsouffrances morales.

Gipsy fut obligée de se lever et demarcher.

Elle se promena autour de la monstrueusestatue, tantôt d’un pas saccadé, tantôt lentement, appuyant parfoisses mains sur sa poitrine, comme si elle eût voulu réprimer lesangoisses de la faim qui allaient croissant.

Vers midi, la porte s’ouvrit et les quatrefemmes entrèrent.

– Enfin ! pensa Gipsy dont l’œilbrilla d’une sombre joie.

Les femmes s’avançaient vers elle en chantantun hymne bizarre en langue indienne.

Mais, tout à coup, elles s’arrêtèrent, leurchant cessa et elles manifestèrent une vive émotion.

Gipsy, immobile, les regardait.

Elles venaient de s’apercevoir de ladisparition de sir Arthur Newil.

Et elles ne songèrent point à questionnerGipsy.

Mais elles poussèrent des cris aigus,accompagnés de paroles indiennes que Gipsy devina être unappel.

Cet appel fut entendu sans doute, car la portequ’elles avaient refermée se rouvrit, livrant passage aux deuxhommes qui avaient amené sir Arthur dans la pagode.

Les deux hommes s’arrêtèrent muets,consternés, sur le seuil.

L’un d’eux, après un moment d’hésitation,s’approcha de Gipsy, et lui dit :

– Où est l’homme qui devait mourir avectoi ?

Gipsy leva la main vers le cintre de la pagodeet n’ajouta pas un mot.

Or, hommes et femmes crurent que Gipsy leurmontrait le ciel.

Sir Arthur avait détaché la vitre si carrémentet la coupole éclairée du soleil était si haute, que ni les uns niles autres ne s’aperçurent que cette vitre manquait.

Gipsy comprit leur étonnement et, se souvenantqu’elle avait aimé sir Arthur, quelque mépris qu’il lui inspirâtmaintenant, elle en eut pitié et ne voulut point le trahir.

– Où est-il ? répéta l’un des hommesqui s’avança menaçant vers Gipsy.

Gipsy demeura calme et répondit :

– La déesse, sur mes prières, lui a faitgrâce ! Deux génies sont descendus du ciel et l’ontemporté.

Un policeman anglais se fût mis à rire à cetteréponse. Mais les fanatiques jetèrent un grand cri et tombèrent àgenoux.

Ils se prosternèrent, non point devant ladéesse Kâli, mais devant Gipsy elle-même.

Les femmes les imitèrent et baisèrent même lebas de la robe de la jeune fille stupéfaite.

L’une des femmes lui dit :

– Il faut bien nous rendre à l’évidence.Si la déesse a fait un pareil miracle en ta faveur, c’est que tu asmérité le pardon de ta faute et que tu es suffisamment purifiée.Gloire à toi et à la déesse !

Les hommes dirent à leur tour :

– Le grand-prêtre ordonnera sans douteque tu paraisses tout de suite devant Kâli, gloire à toi !

Et hommes et femmes se prirent par la main etse mirent à danser autour de Gipsy, entonnant de nouveau leur hymnebizarre.

Gipsy songeait à sa mère et priait tout bas leDieu des chrétiens.

Et tandis que les quatre femmes et les deuxhommes dansaient et chantaient, la porte de la pagode se rouvritsans bruit.

Deux nouveaux personnages que Gipsy voyaitpour la première fois, mais en qui Rocambole aurait reconnu sirGeorge Stowe et le baronnet Nively venaient d’apparaître sur leseuil.

D’un coup d’œil, ils purent constater ladisparition de sir Arthur Newil.

Sir Arthur s’était évadé…

Par où ?

L’œil perçant de sir George Stowe remarquatout de suite l’endroit.

Ce que les Indiens n’avaient pas vu, il le vittout de suite.

Sir Arthur avait dû monter sur la statue etatteindre la coupole, dont il avait détaché une vitre.

Les Indiens chantaient toujours etdisaient :

– Gloire à Gipsy, qui a obtenu de ladéesse la grâce de son amant ; honneur à Gipsy la sainte, quiva bientôt s’asseoir dans les jardins embaumés de Kâli.

Le baronnet Nively était stupéfait.

Sir George Stowe se pencha à son oreille etlui dit :

– Sir Arthur s’est évadé ; il iratrouver les constables, le coroner ; il fera grand bruit… Noussommes perdus si nous ne nous hâtons.

– Que voulez-vous dire,Lumière ?

– Que ce soir on délivrera Gipsy.

– Oh !

– Et qu’il faut la brûler tout desuite.

Sur ces mots, il s’avança au milieu de lapagode.

À sa vue, les chants et les dansescessèrent.

Sir George Stowe s’approcha de Gipsy, à qui cetourbillon humain avait donné le vertige :

– Gloire à toi, la favorite deKâli ! dit-il.

Aussi ton âme purifiée ne saurait demeurerplus longtemps en contact avec les fanges de la terre.

Réjouis-toi, Gipsy, ton esprit épuré vaquitter son enveloppe grossière. Réjouis-toi !

Et le fanatique fit un signe.

À ce signe, les hommes sortirent ; puis,au bout de quelques minutes, ils revinrent suivis de plusieursautres.

Tous portaient des fascines résineuses surleurs épaules et les déposèrent au pied de la statue.

Les femmes avaient repris leurs chants etleurs danses.

Les hommes dressaient le bûcher.

Sir George Stowe et le baronnet Nivelyassistaient impassibles à ces préparatifs.

Gipsy était tombée à genoux et priait,invoquant tout bas le souvenir de sa mère morte.

Et le bûcher s’élevait peu à peu ; etquand il fut prêt, les quatre femmes prirent la pauvre bohémienneet la forcèrent à y monter.

Gipsy n’opposa aucune résistance.

Alors sir George Stowe prit une torche de lamain d’un Indien et l’approcha des fascines enduites de résine.

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