Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 8

 

Sir Arthur Newil contemplait donc la jeunefille habillée en homme, avec ravissement.

– Enfin, murmurait-il, enfin tevoilà !

– Oui, dit-elle.

Et lui sautant au cou, elle lui dit d’une voixjoyeuse :

– Oh ! si tu savais !…

– Quoi donc ?

– Mon bien-aimé, reprit-elle, je croisque le danger qui nous menace tire à sa fin.

– Que veux-tu dire ?

– Je te dirai tout quand nous n’auronsplus rien à craindre, qu’il te suffise de savoir qu’il y a dansLondres des hommes qui ont juré ma mort si je venais à aimer, et lamort de l’homme que j’aimerais…

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’ai trouvé unprotecteur… un homme qui me défendra… qui nous protégera toi etmoi !

Sir Arthur fut froissé dans sonorgueil :

– Ne pouvais-je donc pas te protéger,moi ?

– Non, dit-elle.

Elle prononça ce mot avec une telle convictionque sir Arthur baissa la tête.

– Je te crois, dit-il.

– Tu ne me verras demain encore que forttard, dit-elle.

Il avait l’habitude de ne jamais laquestionner ; cependant, une pensée vertigineuse traversa soncerveau :

– Anna, dit-il, sais-tu qu’il est desheures où la folie me gagne ?

– Pourquoi ? fit-elleingénument.

– Je suis jaloux.

Mais elle eut un éclat de rire si haut, sinet, si joyeux qu’il se sentit rougir.

Et elle entoura de nouveau son cou de ses deuxbras, et, collant ses lèvres sur les siennes :

– Ô fou, dit-elle, si je te jure surcette tombe où tu m’as vue pour la première fois, que jamais leslèvres d’un homme n’ont effleuré mes lèvres ; mecroiras-tu ?

– Je n’ai pas besoin de ce serment pourte croire, dit-il.

– Eh bien je te le fais néanmoins.

Il la prit dans ses bras et la porta sur uneottomane qui se trouvait auprès de sa table de travail.

Puis s’agenouillant devant elle :

– Mon ange du ciel, lui dit-il, si cedanger mystérieux qui nous menace cesse d’exister, consentiras-tu àdevenir ma femme ?

Elle ne jeta point un cri de joie ; sesyeux ne brillèrent point de plaisir.

Tout au contraire, une profonde tristesse serépandit sur son visage :

– Je ne suis pas digne de toi,dit-elle.

– Oh ! fit-il, protestant d’un gesteénergique.

– Tu ne sais pas qui je suis,reprit-elle.

– Que m’importe ! je t’aime…

– Écoute, reprit-elle, j’ai vécu papillonau milieu de hideux insectes ; aussi pure que l’azur du ciel,j’ai passé mon enfance parmi des êtres abjects ; rayon desoleil, j’ai brillé sur la boue.

Si je m’appelais un jour lady Newil, un hommequelconque me montrerait du doigt et prononcerait mon vrai nom.

– Mais qui donc es-tu ?

– Une femme qui n’a jamais aimé que toi,dit-elle. Ne sommes-nous pas heureux ainsi ?

– Tu as raison, répondit-il.

Et il baissa la tête, et une larme roula surson visage.

Gipsy l’essuya d’un baiser.

– Peut-être, dit-elle, sauras-tu tout unjour.

Il la regarda et ne dit mot.

Il se souvenait de son serment.

Une lutte parut s’engager dans l’âme de lajeune fille.

– Je ne suis pourtant pas une fille dupeuple, dit-elle. Vois mes mains… regarde-moi…

– Tu es une fille de reine, dit-il avecenthousiasme.

– Non dit-elle, mais ma mère était unegrande dame.

– Ta mère !

– Oui, murmura Gipsy, et elle est morte…et j’ai causé sa mort…

Puis, comme si elle eût regretté cecommencement d’aveu, elle se leva :

– Adieu, dit-elle, à demain…

Ils échangèrent un long baiser, et ellepartit, sans qu’il cherchât à la retenir.

**

*

Le lendemain, M. William revint comme àl’ordinaire à la petite maison, entra seul et se mit àtravailler.

À dix heures, mistress Barclay lui apporta sonthé, le plaça sur la table ; mais au lieu de se retirer, elledemeura dans une attitude embarrassée.

Évidemment, elle avait quelque chose à dire àM. William et ne l’osait.

– Qu’est-ce donc, chère madameBarclay ? demanda sir Arthur Newil un peu étonné.

– C’est que, monsieur William, je ne saissi je dois… je n’ose… balbutia la bonne femme embarrassée.

– Dites toujours, madame Barclay.

– Votre Honneur m’excusera… mais…

C’était la première fois que mistress Barclayl’appelait Votre Honneur, ce qui était une preuve qu’ellele tenait, non plus pour un humble commis, mais pour ungentleman.

Mistress Barclay continua :

– On est venu vous demanderaujourd’hui.

– Moi ! exclama sir Arthur.

– Vous, monsieur William, et sous unautre nom que le vôtre.

– Que voulez-vous dire ? murmura sirArthur tout troublé.

La gouvernante poursuivit :

– Deux gentlemen se sont présentés un peuavant quatre heures et l’un d’eux m’a dit :

– Sir Arthur Newil est-ilrentré ?

À quoi j’ai répondu que sir Arthur Newilm’était inconnu, que le locataire de cette maison, mon maître,s’appelait monsieur William, et qu’il était commis dans une maisonde banque de la Cité.

Mais ils se sont mis à rire tous les deux.

– Bonne femme, m’a dit le premier, cen’est pas nous qui nous trompons, c’est vous qu’on trompe…

Et alors ils m’ont fait de sir Arthur Newil,mon cher maître, un portrait qui est absolument le vôtre.

Sir Arthur pâlit.

– Continuez, dit-il, d’une voixsourde.

– Quand je leur ai affirmé que sir Newilou M. William, car je ne savais plus au juste, n’était pasdans la maison, ils se sont retirés.

– Sans rien dire ?

– Pardonnez-moi. Ils ont dit qu’ilsreviendraient demain.

– Mistress Barclay, dit sir Arthur, il sefait tard… il est temps d’aller vous coucher.

Son ton était dur et n’admettait pas deréplique.

La gouvernante salua et sortit.

Alors sir Arthur fut en proie à une angoisseinexprimable.

La pensée que ces hommes qui l’étaient venusdemander sous son vrai nom pouvaient être de ceux qui avaientintérêt à ce que Gipsy n’eût pas d’amour, ne lui vint pascependant.

Mais il se dit que sans doute ses anciens amisdu club, que son existence mystérieuse avait tant intrigués,avaient fini par découvrir sa demeure et le nom sous lequel il secachait.

Et cette idée le tourmentait, car il fallaitleur échapper de nouveau, chercher un autre refuge et un autre nom,sous peine de voir son amour et son bonheur compromis.

Une partie de la nuit s’écoula.

À mesure que les heures passaient, sir ArthurNewil sentait son cœur se serrer de plus en plus.

Cependant Gipsy l’avait averti la veillequ’elle viendrait fort tard.

Au moment où trois heures sonnaient, un bruitarriva distinctement à l’oreille inquiète de sir Arthur.

Ce bruit, il le reconnut, car il l’entendaitchaque nuit.

C’était celui d’une clé tournant dans laserrure.

Sir Arthur souffla la lampe et se précipitadans le vestibule.

– Enfin te voilà ! murmura-t-il.

Et il étendit les bras pour saisir Gipsy et laserrer sur son cœur.

Mais à peine avait-il fait un pas en avant,que deux mains de fer le saisirent à la gorge.

En même temps, il fut terrassé, garrotté etbâillonné en quelques secondes, sans qu’il lui eût été possible dejeter un cri.

Et une voix railleuse lui dit àl’oreille :

– Ah ! tu as osé aimer la bohémienneGipsy ?… Eh bien ! tu vas voir où ton fol amour l’aconduite !

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