Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 39

 

Une heure après les deux voyageurs étaientinstallés dans la grande salle du château, où l’on avait dressé unetable auprès d’un bon feu et servi à souper.

Mais ni Bob l’intendant, ni milady nes’étaient montrés.

Ils n’avaient vu que Jacquot.

Saturnin et la cuisinière avaient reçu dufarouche Bob l’ordre formel de ne pas quitter la cuisine.

Or, ces deux voyageurs, il est temps de ledire, n’étaient autres que le baronnet sir Nively et Vanda.

À Amiens, le train express avait éprouvé undéraillement.

Échappés sains et saufs à ce désastre, carplusieurs voyageurs avaient péri, le baronnet et sa nouvellecompagne avaient demandé une berline et des chevaux de poste.

Puis ils avaient continué leur chemin par lavoie de terre, comme on dit aujourd’hui.

Mais le temps était mauvais depuis plusieursjours, les routes étaient défoncées et la chaise de poste avaitcommencé par éprouver de nombreux cahots.

Un éclair avait épouvanté les chevaux, quis’étaient emportés.

La chaise, en versant, s’était brisée.

Et cela, juste à l’extrémité de cette valléeque dominait le sombre manoir de Rochebrune.

Le postillon, qui était du pays, voulaitdissuader nos deux voyageurs d’aller frapper à cette porteinhospitalière.

Mais Vanda dit à sir James :

– Puisque ce sont des Anglais, ils nousrecevront.

Ils étaient donc une heure aprèsconfortablement installés dans la grande salle du château, auprèsd’un large feu, en face des débris d’un excellent souper.

Sir James, amoureux et regardant Vanda avec unmuet enivrement.

Vanda sombre et silencieuse, et jouant àmerveille son rôle de femme délaissée.

Cependant sir James, qui tenait à tout prix àdérider le front nuageux de sa désolée compagne, rompit enfin lesilence.

– Chère âme, dit-il, ne croirait-on pas àquelqu’un de ces châteaux enchantés, décrits par les vieuxconteurs ?

– En effet, murmura Vanda.

– Nous sommes chez une fée, assurément,poursuivit sir James avec un sourire, est-ce la fée Grognon ou lafée Gracieuse ? je l’ignore, toujours est-il qu’elle demeureinvisible.

– Peut-être daignera-t-elle se manifesterà nous un peu plus tard, dit Vanda.

Mais sir James secoua la tête :

– Si elle avait eu cette intention,dit-il, nous l’eussions déjà vue.

Le petit palefrenier Jacquot, le seul être queles deux voyageurs eussent vu depuis leur arrivée au château, entrasur ce mot.

Jacquot était un garçon à la mine futée etintelligente.

Observateur par nature, il avait remarqué, enservant sir James et Vanda, qu’ils ne se tutoyaient pas.

Et, en garçon judicieux, il s’étaitdit :

– Je crois bien que ce n’est pas le mariet la femme.

Il entra donc, tortillant sa casquette dansses mains et se grattant l’oreille.

– Pardon, excuse, dit-il, ce n’est paspour vous offenser… mais… je suis bien embarrassé… et je ne saispas si je dois…

Vanda et sir James le regardèrent avecétonnement.

– C’est que, dit Jacquot, M. Bob estcouché.

– Qu’est-ce que M. Bob ?

– L’intendant du château.

– Eh bien ? fit Vanda.

– Ce n’est pas moi qui me hasarderaijamais à le réveiller, continua Jacquot avec un accentd’effroi.

– Tu as donc besoin de lui ?

– Pas précisément ; mais voilà lachose, M. Bob a pensé que vous étiez le mari et la femme.

– Ah ! fit Vanda, il s’est trompé.Monsieur n’est que mon ami.

– Voilà justement ce qui m’embrouille,continua Jacquot.

– Pourquoi cela ?

– Monsieur Bob m’a dit de vous donner lachambre rouge ; mais il n’y a qu’un lit.

– Comment, dit Vanda, il n’y a qu’unechambre libre au château ?

– Ah ! bien oui, dit Jacquot, Miladyen a douze pour elle toute seule. Mais on ne sait jamais danslaquelle elle couche.

– Bon !

– En sorte que, dit Jacquot, je suis bienembarrassé, maintenant. Je conduirais bien monsieur dans la chambrerouge, mais où couchera madame ?

– Ici, dans un fauteuil.

– Ah ! ça ne serait pas à faire, ditJacquot. Vous seriez joliment moulue demain, ma petite dame.

– Ma foi ! tant pis, ajouta le petitbonhomme, nous n’aurions guère de chance si justement milady venaitcoucher dans la chambre où je vais vous conduire. Ma foi !tant pis ! et au petit bonheur…

Demain matin, quand vous serez partie, jereferai le lit et mettrai tout en ordre.

M. Bob ne s’apercevra de rien.

Et Jacquot prit un des flambeaux qui setrouvaient sur la table.

Puis il dit à Vanda :

– Madame veut-elle me suivre ?

La curiosité de Vanda avait été vivementsurexcitée par les étranges paroles de Jacquot.

Elle se leva et tendit la main à sirJames.

– Adieu, mon ami, dit-elle, bonsoir etbonne nuit.

– Monsieur, dit Jacquot, attendez-moiici ; dans dix minutes je reviens vous prendre pour vousconduire à la chambre rouge qui est au rez-de-chaussée.

Et il précéda Vanda dans un immense corridorsur lequel donnaient plusieurs portes.

– Au petit bonheur ! répéta-t-il, enpoussant l’une d’elles.

Vanda se trouva alors au seuil d’une vastepièce meublée avec tout le confort anglais et tendue d’une étoffede couleur sombre.

Jacquot fit du feu dans la cheminée, posa leflambeau sur un guéridon et se retira discrètement.

Vanda se déshabilla lestement et se mit aulit.

Puis elle éteignit son flambeau ; maiselle essaya vainement de dormir.

D’ailleurs, le feu de la cheminée projetait unpeu de clarté dans la chambre.

L’orage éclatait toujours en dehors et lapluie continuait à frapper les vitres.

Vanda se disait :

– Quelle est donc cette femme bizarre quichange de chambre à coucher chaque nuit ?

Et comme, au bout d’une heure, elle se posaitcette question pour la centième fois, elle crut entendre un bruitlointain qui ressemblait à un sanglot.

Puis ce bruit devint plus distinct…

Vanda se dressa sur son séant et écouta.

Un reste de flamme restait dans lacheminée.

Et avec ces pas un bruit de ferraille…

On eût dit un prisonnier traînant seschaînes.

Vanda entendit les sanglots se succéder.

Puis des pas pesants retentirent dans lescorridors.

Vanda n’était point superstitieuse, de pluselle était énergique et courageuse.

Cependant elle ne put se défendre d’une légèreémotion, et quelques gouttes de sueur coulèrent sur son frontlorsqu’elle entendit les pas s’arrêter à sa porte.

Cette porte, Vanda l’avait fermée auverrou.

Cependant elle s’ouvrit.

Et aux clartés mourantes du feu, Vanda vitentrer dans la chambre une sorte de spectre qui traînait après lui,en sanglotant, une lourde chaîne, dont les anneaux retentissaientsur le parquet avec un bruit lugubre.

Et le spectre marcha lentement vers lelit.

En ce moment la dernière flamme du foyers’éteignit…

Vanda ne vit plus le spectre, mais ellecontinua à entendre le bruit des chaînes…

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