Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 22

 

Nadéïa regardait son père avec une stupeurcroissante.

Jamais elle ne l’avait vu sous cet aspect.

Le général reprit :

– Je vais vous dire mon histoire, monenfant, mon histoire vraie.

Je suis Polonais, mais je ne porte pas monnom. J’ai même essayé de l’oublier moi-même ; et cependant jene suis ni un proscrit, ni un grand criminel.

À vingt-huit ans, ayant horreur du jougmoscovite qui pesait sur notre malheureux pays, je m’embarquai pourles Indes.

Un an après, j’obtenais un commandement dansles armées de la Compagnie, alors plus florissante quejamais.

J’avais un ami, un compagnon d’enfance, bienqu’il fût Russe.

Il servait avec moi et nous étions frèresd’armes.

Au bout de quelques années, j’étais coloneld’un régiment de cipayes, et je m’éprenais de miss Anna Harris,fille du général de ce nom.

C’était votre mère.

Je la demandai en mariage.

À ma demande, le général fronça le sourcil etrépondit par un refus.

J’insistai, je parlai hautement de mon amour,j’affirmai que miss Anna m’aimait, que je l’aimais, que refuser denous unir, c’était faire notre malheur.

Sir Harris se renferma longtemps avec moi dansun silence farouche.

Enfin il me dit :

– Ne croyez point que je repousse votredemande parce que vous êtes un officier de fortune. La preuve enest que j’ai une seconde fille, miss Ellen, et que, si vous voulezl’épouser, elle est à vous.

À quoi je répondis :

– Mais ce n’est pas miss Ellen, c’estmiss Anna que j’aime et veux épouser.

– Mais, malheureux ! s’écria enfinle général Harris, vous voulez donc être poignardé le jour de votremariage ?

– Poignardé ? fis-je avecétonnement.

– Vous voulez donc que votre femme soitétranglée dans vos bras ?

Et comme je ne comprenais pas, il ajouta d’unevoix tremblante, lui qui s’était acquis une si haute réputation debravoure :

– Miss Anna est consacrée à la déesseKâli.

Je le regardai avec stupeur, ilpoursuivit :

– Vous ne savez donc pas dans quel paysnous sommes ?

– Je sais, répondis-je, que nous sommesdans les Indes britanniques et que nous adorons le Dieutout-puissant, et non une divinité indoue.

Il eut un sourire plein d’amertume :

– Nous sommes les maîtres en apparence.Il est vrai, dit-il, c’est nous qui occupons les villes, lesforteresses, qui levons des tributs, qui frappons des imans et desrois.

– Eh bien ! alors ? luidis-je.

– Eh bien ! nous ne sommes pas lesmaîtres. Au-dessus de notre puissance, qui s’affirme au grandsoleil, par de brillants régiments, par un drapeau qui protège deriches cités, par des flottes superbes qui sillonnent l’océanIndien, il y a une puissance occulte, mystérieuse, un gouvernementdes ténèbres qui tient ses assemblées au fond des forêts vierges,dans ses jungles impénétrables, dans ses temples ruinés, auxsouterrains inconnus, consacrés autrefois à leurs sombresdivinités. Cette puissance, cette association formidable qui a desramifications dans le monde entier et une agence principale àLondres, est celle des Étrangleurs.

Fanatiques étrangers, ils marchent sous labannière d’une divinité des ténèbres, la déesse Kâli, ce monstre auvisage de femme, qui, selon eux, se repaît de sang humain.

– Mais en quoi, m’écriai-je, interrompantsir Harris, redoutez-vous les Étrangleurs pour votrefille ?

– Je vous ai dit qu’ils l’ont consacrée àla déesse Kâli.

– Et bien ?

– Écoutez, reprit-il, car je vois que jene me suis pas expliqué assez clairement. Les Étrangleurs sereconnaissent entre eux à des signes mystérieux ; mais nousles Anglais, les Européens ou les Indiens non affiliés, nous nesaurions les reconnaître.

Les sectaires de cette religion étrangeappartiennent à toutes les classes.

Il en est qui sont de parfaits gentlemen etvivent à Londres ; on les voit au théâtre de Covent-Garden,aux environs de Buckingham-Palace, et dans le parc deSaint-James.

Il s’en trouve parmi nos serviteurs et nossoldats. C’est un réseau qui nous enveloppe.

Les fantaisies de la déesse Kâli, – laquelle,comme bien vous pensez, ne se manifeste aux humains que parl’entremise de ses prêtres, – ses fantaisies, dis-je, sontinnombrables.

Elle a témoigné, il y a quinze ans, un désirdes plus singuliers, – c’est que soixante jeunes filles de dix àvingt ans lui fussent consacrées, – et par conséquent, fussentvouées à un célibat éternel.

À ce prix seul, les malheureuses viergesseraient à l’abri du lacet des Étrangleurs.

– Mais, général, m’écriai-je encore, cesgens-là ordonnent donc, et vous obéissez ?

– Attendez, vous allez voir comment lachose eut lieu.

Les Étrangleurs manifestent les volontés deleur terrible déesse par des placards qu’on trouve au matin clouéssur les arbres des promenades publiques ou à la porte desmonuments. Ceux qui annonçaient la dernière fantaisie de la déesse,étaient ainsi conçus :

« Les enfants et les jeunes filleschoisies par la déesse Kâli seront marqués de son sceau. »

Et, dès ce jour, quiconque avait une fille, lagarda comme un trésor et l’environna de mille précautions. Soinsinutiles !

Ce que la déesse voulait devaitarriver !

J’avais cependant épuré mes serviteurs etrenvoyé tous ceux qui étaient d’origine indoue. Je n’avais conservéautour de moi que des Européens, et comme j’avais demandé àretourner en Angleterre, j’espérais que mon ordre de rappelarriverait à temps.

J’avais entouré l’appartement de mes deuxfilles, d’abord d’une forte palissade de branches, ensuite denombreuses sentinelles.

Leurs nourrices passaient la nuit dans leurschambres.

Un seul homme y pénétrait, et cet homme étaitun lieutenant de cipayes, blanc comme vous et moi, qui portait unnom anglais et qui me servait d’aide de camp.

Enfin mon ordre de rappel arriva.

Je devais m’embarquer le lendemain ; et,multipliant les précautions, à mesure que l’heure de mon départapprochait, je doublai les sentinelles et je voulus passer moi-mêmecette dernière nuit, couché sur une natte, dans la chambre de mesenfants !

Longtemps je luttai contre le sommeil ;mais enfin, ma tête s’alourdit et je fermai les yeux.

Quand je me réveillai, le jour pénétrait dansla chambre, et tout dormait autour de moi.

La nourrice avait succombé au sommeil.

Un grand lévrier était couché au travers de laporte et n’avait point aboyé.

Cependant, une de mes filles, miss Anna, étaitcouchée, demi-nue, et je vis sur son épaule des tatouagessacrilèges.

Elle était marquée du sceau mystérieux de ladéesse Kâli.

Et elle n’avait rien éprouvé, rien ressenti,et personne ne s’était éveillé, et le chien lui-même s’étaittu.

Cependant les Étrangleurs étaient entrés…

À ce souvenir, sir Harris cacha son visagedans ses mains et murmura avec un accablement profond :

– Miss Anna était consacrée désormais àla déesse Kâli, et si je la mariais, je l’enverrais à la mort, carquiconque a désobéi à la terrible divinité doit mourir.

– Mais, observai-je, il y a quinze ans decela ! Les Étrangleurs ont oublié votre fille.

– Oh ! non, me dit le général.Chaque année, à la même époque, ma fille reçoit d’une maininvisible, c’est-à-dire qu’elle trouve sur sa table de toilette oudans son boudoir, tantôt une parure de perles fines, tantôt unbracelet de jade ou d’or massif, merveilleusement ciselé. C’est lecadeau de la déesse Kâli.

Tant que miss Anna ne se mariera pas, ellesera la bien-aimée de la terrible déesse et elle nous protégeratous.

Les Étrangleurs nous considèrent comme sacrés,et quiconque est mon ami ou mon serviteur est compris dans cetteprotection.

– Et si elle se mariait,pourtant ?…

Je vis le général frissonner et détourner latête, mais en ce moment miss Anna entra et dit avecfermeté :

– Mon père, je ne crains pas la mort, etje veux épouser le colonel car je l’aime.

Sir Harris jeta un cri et reculaépouvanté.

À cet endroit de son récit, le généralKomistroï s’arrêta pour essuyer la sueur qui coulait de sonfront.

Nadéïa écoutait, palpitante, cette étrangeconfession.

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